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Entretien

Un espace de passage

Conversation

Adnen Jdey

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Cette conversation à été initiée à l’occasion d’une projection de travail du documentaire de Mohamed Challouf, Tahar Cheriaa – À l’ombre du baobab (2014), qui a eu lieu le 23 avril 2022 dans le cadre des Ateliers Picha et en ligne à l’initiative de Maria Iorio et de Raphaël Cuomo, et s’est poursuivie entre Lubumbashi, Paris et Berlin.
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Quelles coordonnées historiques est-il important de rappeler pour pouvoir saisir l’émergence des ciné-clubs en Tunisie et de la culture singulière du cinéma qu’ils ont suscitée ?

Il est sans doute difficile de revenir sur l’émergence des ciné-clubs en Tunisie et de retracer leur genèse, sans restituer quelques éléments du contexte qui les a vus naître. Disons, pour commencer, qu’à ses origines, la culture des ciné-clubs en Tunisie remonte aux dernières décennies de la colonisation. En même temps, ce contexte colonial n’était pas sans rapport avec le contexte plus large du mouvement international des ciné-clubs. C’est dans les années 1940-1950 qu’une première génération de cinéphiles tunisiens a vu le jour, largement influencée par des ciné-clubistes et coopérants français, aussi bien en Tunisie que dans l’Hexagone. À partir de l’Indépendance, en 1956, la cinéphilie est devenue une culture relativement plus institutionnalisée, fonctionnant en sourdine comme un miroir de l’Histoire politique, culturelle et sociale de notre pays. La Fédération tunisienne des ciné-clubs (FTCC) est née en 1949, grâce aux efforts d’un jeune instituteur qui s’appelait Tahar Cheriaa, et qui fut parmi ses premiers animateurs. Mais c’est à la faveur d’une politique éducative avant-gardiste, mise en place par le Président Habib Bourguiba, que naît alors une deuxième génération de cinéphiles plus jeunes, au cours de la période faste des années 1960-1970. Forte d’une certaine culture communiste, cette génération — à dominante masculine — a été la plaque tournante du processus d’institutionnalisation des ciné-clubs, aussi bien au niveau de la vision globale que des pratiques. Il convient cependant de rappeler que cette genèse en deux temps était contemporaine de l’impulsion militante d’une autre institution, aussi capitale que la FTCC, et qui a notamment beaucoup compté dans la construction concomitante d’une cinématographie nationale, en l’occurrence la Fédération Tunisienne des cinéastes amateurs (FTCA). Créée en 1962, et initiant dès 1964 le Festival du film amateur de Kélibia, la FTCC a permis en effet qu’un cinéma amateur, en phase avec les enjeux économiques et sociaux de la Tunisie postindépendance, voie le jour et s’efforce de trancher avec le gros des productions professionnelles nationales et régionales. Les rapports entre les deux institutions étaient, d’une certaine façon, organiques. Les jeunes cinéastes de la FTCA fréquentaient assidûment les séances de projection organisées par la FTCC. Pendant les années 1950-1960, qui fut une période de mobilisation active, on comptait des dizaines de milliers d’adhérents et de cinéphiles, selon les témoignages d’anciens membres et militants de la FTCC. La coopération et la solidarité entre la FTCC et la FTCA était le maillon fort de l’activité cinéphilique et militante à l’époque. Parce qu’elles avaient pour perspective commune une éducation populaire qui forme le public et lui donne le goût et les moyens d’un cinéma engagé de qualité, la collaboration entre ces deux institutions était indispensable, formant en ce sens la double hélice d’un projet citoyen d’éducation populaire dans la Tunisie postindépendance. C’est par ce réseau cinéphile que la Tunisie jouera alors, à partir du mitan des années 1960, le rôle de pivot dans la dynamique continentale et interrégionale de la diffusion des films, mais aussi dans l’économie symbolique de la visibilité des cinéastes et de leurs revendications « tiers-mondistes ».

L’approfondissement initial que tu proposes met en évidence des éléments de contexte qu’il est possible de relier précisément au film de Mohamed Challouf Tahar Cheriaa – À l’ombre du baobab (2014). Ce film peut nous servir de point de repère, avant d’étendre la réflexion librement aux pratiques contemporaines des ciné-clubs…

Bien qu’il ne s’attarde pas beaucoup sur le rôle de la dynamique cinéphilique dans la genèse des cinémas arabe et africain postindépendance, À l’ombre du baobab offre sans doute un prétexte propice à la formulation de cette question. À travers le portrait qu’il brosse de Tahar Cheriaa, ce documentaire au long cours déploie en effet une cartographie intime de ce qui constituait à la fois les enjeux et les difficultés des cinémas arabes et africains fraîchement indépendants. Le mouvement même du film élargit — un peu trop vite — l’histoire individuelle de Cheriaa aux dimensions d’une histoire collective, et le portrait personnel aux dimensions d’un portrait de groupe, composé essentiellement des compagnons de route des cinéastes qui l’ont côtoyé. C’est en effet à Tahar Cheriaa, qui fut parmi les rares dont le rôle a été crucial dans le développement de ces cinémas, que revient le mérite d’avoir impulsé les premières rencontres institutionnelles entre cinéastes arabes et africains du nord et du sud du Sahara. En 1966, alors que très peu de films et même de réalisateurs existaient sur le continent comme au Moyen-Orient, Cheriaa a fait en sorte, avec ses camarades et sous l’égide du ministère de la Culture à cette époque-là, que se réunissent à Carthage les gens les plus aptes à réfléchir aux perspectives de ces cinémas, du point de vue de son discours et de ses spécificités, mais aussi de sa diffusion, de sa place et de son insertion dans la dynamique du cinéma mondial. Ces rencontres institutionnelles qui prennent dès lors le nom de « Journées Cinématographiques de Carthage » (JCC), réunissent d’une part des cinéastes d’Afrique et du Maghreb, et d’autre part ceux-ci et des représentants du cinéma mondial, des critiques et des professionnels du monde entier. C’est aux JCC que les films arabes et africains pouvaient recevoir une première reconnaissance symbolique. En 1968, Ousmane Sembène avec La Noire de… reçoit le Tanit d’or des premiers JCC. En 1972, le Tunisien Ridha Behi obtient le prix de la Critique arabe et le prix de la Critique internationale pour son court métrage Les Seuils interdits. Le Mauritanien Med Hondo reçoit lui aussi un Tanit d’or pour Les Bicots Nègres. Ces exemples montrent le parti pris des JCC, qui est de soutenir des films audacieux politiquement et à tous égards, parfois en difficulté avec la censure de leur pays, quoique consacrés à des problèmes spécifiques du continent africain. Et il n’est pas étonnant que ce soient là des interrogations qui faisaient écho à celles que se posaient, à une échelle plus réduite à vrai dire, les cinéphiles de la FTCC et les jeunes cinéastes amateurs de la FTCA et leur FIFAK. Le point commun qu’on peut trouver à l’inscription des deux institutions dans cette dynamique, fidèles en cela à l’esprit de leur initiateur Cheriaa, c’est la volonté de désenclaver les démarches solitaires des cinéastes en un temps où les idéologies officielles sont souvent d’un nationalisme étroit. Le discernement de Cheriaa était à cet égard absolument remarquable, tout comme son obstination. Et ce, parce qu’il était parmi les seuls à avoir très tôt pris conscience du fait que deux problèmes entravent l’émancipation des écrans : d’une part, le problème du financement, dans la mesure où la fabrique des films arabes et africains sont assurés de 80 à 100% par des structures extra-africaines ; d’autre part, le problème relatif au public et par conséquent la visibilité des films, puisque celle-ci est conditionnée en Afrique par leur succès notamment en Europe.

Nous avons commencé à prendre connaissance du mouvement des ciné-clubs en Tunisie, en comprenant à quel point celui-ci a été transformateur pour ses participant.e.s. Pourrais-tu revenir sur cet aspect-là ?

Les acquis du mouvement des ciné-clubs sont souvent relégués, avec une certaine forme de condescendance et nostalgie, aux premières découvertes d’un public composé de jeunes cinéphiles. Or les choses sont un peu plus complexes en réalité. Il est vrai que l’une des fonctions des ciné-clubs était et reste toujours d’offrir une certaine forme de divertissement culturel. Mais pour bien comprendre à quel point ce mouvement était transformateur pour eux, il faut d’abord dire en quoi il était, du moins dans une large part, formateur. D’une part, son apport était déterminant de ce qu’est le travail de conscientisation requis par le projet d’une éducation citoyenne du peuple dans les années 1960-1970. Et en effet, les ciné-clubs étaient à l’époque partie prenante de cette vocation de transmission et se présentaient, en un sens, comme des prolongements de la salle de cours. Laboratoire de débats et d’échanges d’idées, les ciné-clubs sont animés par des professeurs, et leurs adhérents sont souvent recrutés parmi les lycéens et les étudiants. Transformateur, d’autre part, le mouvement des ciné-clubs l’est devenu par-delà ces rapports noués avec le monde de l’enseignement, et ce dans une conjoncture liée à l’histoire même de la FTCC et de son évolution institutionnelle et idéologique. À ce titre, ce rôle transformateur l’était aussi bien pour les cinéphiles que pour les cinéastes amateurs. Il est incontestable que le mouvement des ciné-clubs était, dans une certaine mesure, le terreau d’au moins deux générations de réalisateurs et réalisatrices amateurs qui sont repartis en embrassant la carrière professionnelle, et dont les futurs films d’avant-garde se sont fait l’écho de la réalité de l’époque et des dépressions politiques et sociales que la Tunisie a vécues. Transformateur, le rôle des ciné-clubs l’était à un troisième titre, dans la mesure où les crises qui ont jalonné les histoires communes et respectives de la FTCC et de la FTCA, leurs fréquents démêlés avec les pouvoirs administratifs et politiques en place sous Bourguiba et Ben Ali, n’ont fait qu’aguerrir leur esprit d’indépendance et renforcer leur marge d’autonomie.

On peut constater que l’histoire des ciné-clubs en Tunisie est souvent célébrée comme un achèvement. Mais cette narration est-elle trop exemplaire — ou peut-être même idéologique ?

Certes. Et il y a à cela quelques raisons. J’en retiens seulement deux. Premièrement, il y va de la fonction même du ciné-club comme lieu de socialisation politique. Si l’Histoire des ciné-clubs coïncide, voire se confond par endroits avec celle des remparts à la dictature, dans un pays où l’Histoire politique et sociale était établie à sens unique par des hagiographes à la solde du régime au pouvoir, il était naturel que le récit qui en ressortait ne manquait pas plus d’exemplarité et d’autocélébration que de partis pris idéologiques. En effet, depuis les premières années de sa naissance, la vocation de la FTCC était à la fois éducative, politisée et progressiste. Il est vrai qu’un contexte de répression et d’abus de pouvoir suscite assez souvent des réactions et favorise l’émergence de ce qu’on appelle une « contre-culture », c’est-à-dire une culture du contre-pouvoir. La FTCC assumait sa vocation de militantisme associatif qui, d’une certaine manière, se distinguait de l’activisme politique et syndical. Mais avec le recul nécessaire, il est présomptueux de maintenir encore cette version idéaliste et puritaine de l’apolitisme des ciné-clubs sous Bourguiba et Ben Ali. L’aspect idéologique n’y est pas pour rien, bien sûr. N’empêche, la vague de militantisme ou d’engagement politique individuel au sein de la FTCC et de la FTCA n’était pas uniquement le fruit de convictions idéologiques et politiques, mais d’un environnement culturel et intellectuel mobilisateur. La deuxième raison tient au rôle de locomotive que la FTCC s’est clairement fixée, notamment avec la plateforme culturelle de 1975 qui lui assigne une perspective culturelle marxiste plus prononcée, rejetant explicitement aussi bien la « culture traditionaliste rétrograde » que la « culture impérialiste » portée par les productions cinématographiques commerciales venues de la France et des États-Unis, et en se plaçant donc du côté des mouvements de libération nationale. Et si le texte de cette plateforme conserve la vocation éducative et formatrice initiale des ciné-clubs, il assume surtout la volonté de contribuer à l’édification d’une culture et d’un cinéma nationaux.

Tu as été toi-même actif dans le ciné-club Tunis à travers l’organisation d’un atelier d’analyse filmique. Un point de vue situé, subjectif, peut-il aider à réintroduire des complexités, des nuances, à saisir le glissement des pratiques ou des fonctions attribuées aux ciné-clubs — et plus largement de la culture cinéphilique; à mettre en évidence des zones d’ombre ou des aspects critiques ?

S’il est nécessaire de revenir sur les expériences des ciné-clubs en Tunisie, ce n’est guère pour s’enorgueillir de leur statut d’avant-garde, mais pour mieux en dresser le bilan et pointer les limites et les insuffisances. Il appartient en réalité aux historiens qui étaient d’anciens membres des ciné-clubs, d’écrire une histoire située de cette activité depuis les années 50. Le point de vue subjectif, même s’il est limité, s’impose pour une raison essentielle. Lorsqu’une institution culturelle aussi importante que la FTCC ou la FTCA, qui sont à l’origine d’au moins trois générations de cinéastes et de cinéphiles, ne prêtent pas toute l’attention nécessaire aux critiques et aux voix dissonantes, et acceptent difficilement de se remettre en cause quand il y a crise ou blocage, elles se fourvoient dans une posture autiste qui masque mal, au fond, une fuite en avant. Il faut avoir fréquenté de l’intérieur les modes d’organisation des ciné-clubs, écouté les publics, analysé les choix de programmation de projection ou de formation, et suivi l’activité pour un certain temps pour pouvoir repérer les glissements qui s’opèrent, souligner les limites qui entravent la vocation du ciné-club ou la dénaturent, et réordonner en revanche les priorités. Car avec un peu plus de distanciation, l’intérêt d’un point de vue subjectif résiderait plus efficacement dans la proposition d’un diagnostic de l’évolution de la culture cinéphilique à la lumière du présent. Car la cinéphilie n’est plus ce qu’elle était. Ou, du moins sous nos cieux, les conditions et les enjeux de cette activité évoluent, comme partout dans le monde. Et toute la question est de savoir de quelle manière elle évolue et aux prix de quoi.

Quelle est, selon toi, la spécificité de l’héritage de Cheriaa et son approche du ciné-club comme une forme d’éducation ? Cet héritage a-t-il pu se prolonger et se développer, et sous quelle forme ?

L’héritage de Cheriaa dépasse bien sûr l’approche éducative du ciné-club. Mais il convient d’y insister puisqu’il s’agit là d’un aspect souvent passé sous silence dans l’évolution de son parcours. On retient souvent qu’il fut à l’origine de cette culture en Tunisie, qu’il fut aussi animateur de quelques ciné-clubs, mais on connaît beaucoup moins sa propre conception de la chose. Même le film de Challouf ne déroge pas à cette limite. Le moins qu’on puisse dire, c’est que la démarche du « premier » Cheriaa participait d’une forme d’éducation « par le bas », sans pour autant s’y réduire. Certes, il n’excluait pas le fait que la séance de projection était un exutoire pour les écoliers comme pour le jeune public. Mais par le rôle formateur qu’il n’a cessé d’assumer, le ciné-club devait être aux yeux de Cheriaa à la fois un lieu et un instrument de conscientisation, favorisant une approche critique des formes d’éducation autoritaire et paternaliste. C’est ce second aspect qui devait servir de modèle en réalité à la génération des années 60, et qui a fait que la fonction éducative du ciné-club se voit dépassée en un sens vers une fonction un peu plus large. Et c’est là que les choses avaient réellement commencé à évoluer sur deux voies parallèles. D’une part, à l’échelle continentale, en délaissant progressivement le référent du cinéma national qui a dominé les premières années postindépendance, la FTCC a pris conscience progressivement, au mitan des années 1960, de la nécessité de s’ouvrir aux cinématographies arabes et africaines. Cette ouverture, qu’on doit aux JCC, a permis d’élargir la focale en réorientant l’action culturelle militante vers plus de consolidation des liens entre les dirigeants de la FTCC et des cinéastes d’Afrique subsaharienne, à l’image d’Ousmane Sembène ou de Paulin Soumanou Vieyra. D’autre part, et à une échelle plutôt locale, le contexte des luttes « tiers-mondistes » était propice à la mutualisation des efforts du mouvement des ciné-clubs et celui des cinéastes amateurs, sous la forme d’une revue intitulée Charit Cinéma, publication qui fut le rejeton commun de la FTCC et de la FTCA et dont l’objectif était d’accompagner idéologiquement et réflexivement, en vue de leur émancipation, les cinématographies du Tiers-Monde, arabes comme africaines.

Comment expliquer la nécessité, au sein de l’activité ciné-clubiste, de développer chez le spectateur une attention au film par l’analyse, le démontage des mécanismes de signification ? Une telle attention est-elle indispensable à l’approche critique, censée dépasser les vieilles grilles de lectures idéologiques ?

La nécessité de développer cette attention ne s’explique pas seulement par la valeur ajoutée qu’elle est susceptible d’apporter à la formation du cinéphile. Elle vient surtout en réponse à l’un des paradoxes qui a longtemps accompagné le mouvement des ciné-clubs en Tunisie, depuis sa naissance, à savoir la réduction de l’œuvre filmique à une fonction de prétexte ou de tremplin pour le travail de conscientisation politique. Si cette méthode était nécessaire, compte tenu du contexte de l’époque, elle est à présent désuète et très peu recommandable pédagogiquement. Car il faut avouer qu’on mesure encore très mal les effets collatéraux d’une telle réduction, du moins pour la culture cinématographique arabe et africaine depuis plus d’un demi-siècle. Cette réduction m’a souvent paru rejouer le présupposé primat du contenu sur la forme, du discours sur la poétique, de l’idéologique sur l’esthétique. Et ce qui se jouait dans cette dichotomie, bien sûr, c’est une certaine idée de la politique. Or, en l’absence d’une sérieuse interrogation sur la forme et la poétique des films, les cinémas arabe et africain se sont trouvés non seulement quasi exclus des histoires écrites du cinéma mondial, mais, plus gravement, se sont laissés « caser » d’avance au niveau de la réception critique. Et cette réception n’est pas sans rejaillir sur les cultures de co-production et de diffusion entre le Nord et le Sud. D’où le sentiment qu’à quelques exceptions près, les films africains et arabes, documentaires ou fictions, se livrent au regard comme des films à thèse. On voit ainsi s’écrire des textes ou des travaux qui s’intéressent presque exclusivement aux thèmes et questions posées par les films qu’aux capacités et potentiels formels qui les sous-tendent. La nécessité du démontage des mécanismes de signification s’impose à mes yeux pour deux raisons. D’une part, parce qu’elle devrait participer d’une remise à niveau d’un regard nécessairement conditionné. D’autre part, parce qu’elle seule permettrait d’impulser le frayage de sensibilités différentes et d’un langage personnel, et cela vaut pour le cinéaste comme pour le spectateur. L’objectif est de doter l’un et l’autre d’une connaissance élémentaire des principaux courants cinématographiques et de les sensibiliser aux rudiments de l’analyse filmique pour qu’ils soient capables de se faire leur propre idée, de construire un point de vue ou de déconstruire les discours portés par les films.

Quel espace public, politique, les ciné-clubs peuvent-ils constituer ? Tu as notamment fait allusion au ciné-club comme « espace de passage »…
Les ciné-clubs peuvent-ils instaurer un espace singulier d’étude et de réflexion — peut-être impossible dans d’autres cadres institutionnels ou académiques, notamment l’université ?

L’alternative qu’un ciné-club est théoriquement censé proposer dépend de toute évidence de toute une série d’éléments de contexte qu’il serait long de détailler. Il suffit néanmoins de souligner qu’un ciné-club est appelé idéalement à répondre à un besoin, qui ne peut pas à son tour ne pas évoluer en fonction du milieu social, de l’environnement économique et des besoins culturels de tels ou tels publics. Pour m’en tenir à ce que je connais le moins mal, en l’occurrence l’activité des ciné-clubs en Tunisie, aucun doute que la révolution du 14 janvier 2011 a précipité cette évolution et a permis une relative reconfiguration de la physionomie des ciné-clubs et de leurs activités. La spécificité d’un tel changement ne saurait toutefois être bien comprise si elle n’est pas rattachée à la nature même du contexte historique : en deux mots, la confiscation de l’espace public pendant des décennies, et ce depuis 1956, avait pour effet de créer d’une manière ou d’une autre ce qu’on a pris l’habitude d’appeler trop facilement des « niches de résistance ». Le ciné-club en faisait partie, et a continué de l’être, mais d’une façon tout à fait paradoxale après le 14 janvier. Car une fois l’espace public libéré, les langues déliées et la parole libérée, le ciné-club ne peut plus se contenter d’être un instrument de conscientisation politique. Il était naturel qu’il doive s’adapter à la nouvelle donne pour devenir un « espace de passage » pour toutes sortes de public, et qu’il s’ouvre davantage, aussi bien dans sa vocation culturelle que dans son fonctionnement. L’idée d’organiser un atelier d’analyse filmique hebdomadaire, d’« arracher » un espace-temps de questionnement sur les images, fixes et animées, m’était venue pour renforcer cette ouverture. La prise en main du partage et de la transmission de l’image à l’échelle cinéphile, offre bien sûr aux jeunes étudiants du cinéma, un cadre non académique, pour débattre plus librement. Et ce qui est motivant dans cette ouverture, c’est d’y voir le clivage entre diplômés et profanes s’évanouir. L’enjeu était à la fois de faire de ces rencontres hebdomadaires un rythme de réflexion, parce que la réflexion n’est pas donnée, mais se suscite et se travaille comme le sport, et de restituer à cette réflexion sur les images toute sa nécessité et surtout de la rendre accessible à tous. Car il n’est pas vrai que réfléchir sur les images du cinéma ou critiquer un film devrait être la tâche exclusive des « spécialistes ». Non ; il s’agissait en quelque sorte de dire que tout le monde est capable de se faire une idée par ses propres moyens de ce qu’on lui propose comme film. Et de fait, ces séances d’analyse filmique étaient ouvertes à tout le monde, adhérents de la FTCC ou non-adhérents. Le public réunissait constamment des cinéphiles, de tous les âges et de toutes les obédiences, des cinéastes de la FTCA, mais aussi des néophytes, des curieux, et des étudiants de cinéma aussi. Le protocole des séances était des plus simples : après avoir fixé et annoncé le sujet de la séance — cela pouvait être un l’œuvre d’un cinéaste, ou une thématique traitée dans les films, ou un genre cinématographique à part entière, ou encore un procédé de mise en scène —, il s’agissait de partir de 3 à 5 extraits filmiques, de durées variables, de prendre le temps de les visionner et de les revisionner, les contextualiser brièvement par rapport au film en question et poser par la suite des questions sur ce qui est offert à la perception du spectateur. Les deux questions basiques étaient : Que voit-on à l’écran ? Comment ce qu’on voit à l’écran nous est-il donné à voir ? Tout le travail de description, de remontage de l’extrait ou de la séquence, découle de ces deux questions qu’à l’origine, je me posais moi-même au moment où j’ai commencé à fréquenter les salles de cinéma et les ciné-clubs sans trouver les moyens pour y répondre. Et à partir de là, rebondir sur toute la séquence, et parfois sur l’ensemble du film, et remonter ainsi de la donnée perceptive à l’intention du cinéaste. L’exercice n’était pas évident, mais tout l’intérêt était d’éprouver ensemble à quel point prendre le temps pour réfléchir sur les images est possible pour toutes et tous. L’objectif était de se familiariser avec les images et d’essayer de convaincre les plus réticents d’entre nous que les réserves que leur inspire l’analyse des images sont infondées. C’est cette liberté en quelque sorte parallèle qu’on a voulu poursuivre et raffermir, pour qu’un apprentissage du regard s’y implante comme une nécessité culturelle et esthétique de plus en plus fondamentale. C’est à ce niveau que les enjeux sont, justement, les plus importants.

Nous entendons une critique qui suggère que les ciné-clubs en Tunisie se seraient convertis peu à peu en une plateforme de représentation à partir de 2011. Est-ce seulement les fonds étrangers qui sont à l’origine de cette transformation insidieuse des pratiques culturelles des ciné-clubs, de leur fonction, et plus largement de la culture, selon des logiques managériales et néolibérales ?

Il est vrai qu’à partir de 2011, les ciné-clubs n’ont pas beaucoup résisté à la tentation de surfer sur la vague. Leur activité jusqu’à 2016 est restée en dents de scie. Quelques bons réflexes et repères sont toujours là, heureusement, mais cela ne doit pas masquer le fait qu’on assiste à présent à la transformation spectaculaire de leur fonction, qui se dénature de plus en plus jusqu’à devenir complètement méconnaissable. Avec le recul, je dois avouer que cette ouverture a été passablement efficace, dans la mesure où elle s’est réalisée en quelque sorte sans véritable interrogation sur l’alternative qu’elle devait proposer. D’une part, il y avait un alignement de plus en plus spectaculaire sur l’esprit « festival » qui, de nos jours, menace toute activité culturelle sérieuse. D’autre part, on n’a malheureusement pas voulu prendre au sérieux les glissements qui en découlaient. Ce qui se perd, là, c’est la formation, c’est-à-dire deux choses : le temps nécessaire à la réflexion, et l’apprentissage de l’écoute et du regard. Ce qui est regrettable, en vérité, c’est de voir à quel point les exigences portées par Cheriaa dans sa conception des ciné-clubs et d’un cinéma arabe et africain – indépendant, autonome — ont fini par déboucher inversement sur une dénaturation de l’activité cinéphilique et une dépendance flagrante par rapport aux financements étrangers. Les programmations et les séances de projections semblent, sous prétexte de visibilité, céder de plus en plus la place à une culture de la communication digitale, et se fourvoyer dans les conduites festivalières mimétiques. On ne forme plus les adhérents ou les jeunes volontaires à l’animation des séances, à la modération d’un débat avec le public, mais plutôt à la recherche des fonds, à la récolte du parrainage, à la médiatisation de la manifestation. Ce qui se passe comme formatage intellectuel est terrible. Et le plus grave, c’est que cette transformation en cours est encadrée, parce que voulue, par les bureaux fédéraux successifs de la FTCC. Ce qui se perd par là à grande vitesse, ce n’est plus seulement la physionomie de l’activité cinéphilique ; c’est surtout les fondamentaux de la culture des ciné-clubs : l’apprentissage du regard, la nécessité de l’interrogation, et le partage des idées. Et il est naturel de voir tout cela rejaillir, à une autre échelle, sur la qualité de la production locale ou régionale, et aussi sur la qualité de leur réception critique.

Comment vois-tu le futur des ciné-clubs ? Compte tenu des nouvelles situations liées à la technique, aux relocalisations du cinéma, comment regarder des films, être ensemble, faire public, créer un espace de débat dans ces nouvelles configurations ?

Toute la question est de savoir d’abord si le cinéma, et à quel prix, peut encore s’imposer comme un moyen efficace pour rassembler et faire réfléchir les esprits sur les enjeux du monde. Sans doute aussi, le mode de projection collective et suivie de débat reste nécessaire pour entretenir les réflexes d’une sociabilité culturelle indispensable à la vie même des films et à la vie dans la société d’une manière générale. Mais de nos jours, il est vrai que la culture cinéphilique rencontre de plus en plus des difficultés, concurrencée qu’elle est — et c’est là peut-être l’inconvénient de ses avantages — par d’autres modes de partage et de mise en commun, notamment sur l’internet et dans le cyberspace. Les mutations technologiques actuelles affectent de plein fouet, depuis deux décennies, les habitudes spectatorielles et le mode d’activité des ciné-clubs. D’une part, le statut des images a changé complètement. Elles se font plus facilement, en quelques clics, n’importe où et par n’importe qui. D’autre part, notamment dans des pays comme les nôtres, la question de l’infrastructure et des lieux de projections pose encore des difficultés. C’est la pérennité de l’activité des ciné-clubs qui est désormais mise en jeu. Il y a eu bien sûr pas mal de tentatives pour consolider les acquis de la culture des ciné-clubs « par le bas », en se recentrant autour d’associations ou en prenant la forme de pôles d’activités dans la perspective d’une culture de proximité, comme la sensibilisation et l’éducation à l’image dans les écoles des quartiers défavorisés. D’autres efforts associatifs s’adossent à des formats de projections, plus intimistes, qui ont lieu dans des granges ou des salons, c’est-à-dire « hors cinéma ». Le fait est que la place du spectateur elle-même s’en trouve transformée, se mouvant à la fois dans un circuit relativement étroit, mais en même temps susceptible de s’étendre à une échelle plus globale, via les réseaux sociaux et l’internet. Les deux années de la Pandémie nous a montré que de telles possibilités existent, à travers les projections individualisées et les débats collectifs quoiqu’en distanciels. Mais ces possibilités de mise en commun des images, de leur discussion, butent souvent sur d’autres limites, qui en sacrifierait la pertinence. C’est peut-être sur le terrain de l’expérimentation qu’il convient de réfléchir davantage à d’autres alternatives, qui seraient le ferment de l’avenir des ciné-clubs.


Adnen Jdey est chercheur en esthétique et philosophie contemporaine à l’Université de Tunis. Outre plusieurs articles et traductions parus dans des revues académiques, il a coordonné plusieurs ouvrages collectifs dont : Gilles Deleuze. Logique du sensible. Esthétique et clinique – précédé d’un texte inédit de Gilles Deleuze, (Grenoble, de L’incidence Editeur, 2012) ; Les Styles de Deleuze. Esthétique et philosophie (Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2011) ; Derrida et la question de l’art. Déconstructions de l’esthétique, (Nantes, Cécile Defaut, 2011) ; en collaboration avec Rolf Kühn, Michel Henry et l’affect de l’art. Esthétiques de la phénoménologie matérielle, (Leyden, Brill, 2011) ; et avec Emmanuel Alloa : Du sensible à l’œuvre. Esthétiques de Merleau-Ponty, (Bruxelles, La Lettre Volée, 2012) ; Politiques de l’image. Questions pour Jacques Rancière (Bruxelles, La Lettre Volée, 2013) ; Gilles Deleuze. Politiques de la philosophie, (Genève, MétisPress, 2014) ; avec Jean-Baptiste Dussert, Mikel Dufrenne et l’esthétique. Entre phénoménologie et philosophie de la Nature (Rennes, PUR, 2016) ; La Méthode de la scène. Conversations avec Jacques Rancière (Paris, Lignes, 2018). En tant que critique d’art, il collabore régulièrement avec Nawaat.org.

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