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Entretien

Le cinéma comme fête

Entretien avec le professeur Jacky autour d’une série de fragments issus de sa thèse Un regard en marge. Le public populaire du cinéma au Zaïre, 1987, Louvain-la-Neuve

Devant la salle de ciné-vidéo Cinéma Moika, Lubumbashi, milieu des années 1980.
Document de travail, archive de Jacky Mpungu Mulenda Saidi, droits réservés

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Dans les centres-villes, nous pouvons observer des salles climatisées avec balcon, sièges confortables cloués au sol (300, 500, 800 places assises selon les salles) et un large écran protégé par de somptueux rideaux qui fonctionnent automatiquement. Équipées d’appareils en 35 mm, elles accueillent généralement [tous les jours de la semaine, en soirée] un public select.

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Dans certaines salles, la majorité du public écoute religieusement, à l’européenne. Dans d’autres, par contre (et toujours en plein centre-ville), il y a comme une sorte de ligne de démarcation qui sépare deux types de spectateurs : les uns, considérés par les autres comme « voyous », se regroupent pour discuter bruyamment et ponctuer les films de déclamations ou d’applaudissements… ils protestent ou sifflent au moindre incident technique ; les autres, plus « distingués », se taisent du début à la fin des séances auxquelles ils assistent.

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Les salles de cinéma des quartiers populaires sont, pour la plupart, des hangars retapés pour la circonstance par des hommes d’affaires. Elles ne possèdent pas de fauteuils fixés au sol. Les chaises, les bancs et les tabourets (en bois ou en métal) sont toujours en nombre insuffisant ; ils ne servent qu’aux spectateurs qui ont besoin absolument de s’asseoir. Toutes ces salles ne sont pas exclusivement réservées au cinéma ; elles servent souvent au théâtre aux concerts aux magiciens ambulants, aux réunions de jeunes… Elles servent même de classes. Il est difficile d’estimer leur nombre, étant donné l’improvisation des exploitants qui aménagent au jour le jour des lieux à emplois multiples. Mais il reste que chaque salle de spectacle ou de réunion est susceptible de devenir salle de cinéma. L’inverse se vérifie aussi.

Dans ces cinémas, les jours de représentation, se crée spontanément tout un marché où se vendent différentes sortes d’articles : limonades, petits pains, beignets, viande et poissons grillés, cigarettes… La tolérance de certains responsables de salles à l’égard des petits vendeurs va jusqu’à leur permettre d’entrer aux côtés des spectateurs avant le film ou pendant une interruption. Ce qui n’empêche pas le public lui-même d’aller et venir, l’un se rendant compte qu’il n’a plus de cigarettes, l’autre cherchant quelques friandises pour sa compagne. Il n’est nullement question de calme ou de recueillement : le cinéma paraît être un lieu de rencontre où beaucoup de besoins peuvent être assouvis. C’est aussi cela qui détermine l’attitude du spectateur de la périphérie.

Avant la séance, un attroupement se forme devant la salle. Moment capital, où chacun cherche l’occasion de montrer qu’il connaît son héros : on porte un vêtement du même modèle que lui, et de plus on copie sa démarche, ses tics. L’un ou l’autre spectateur imite Belmondo ou James Bond. Son jeu est si parfaitement ressemblant que le public est ému par ce mime improvisé. Un groupe d’amis applaudit plus que tout le monde et encourage l’artiste…

Les lumières éclairent encore la salle, mais le spectacle est déjà commencé.

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Nous relisons avec vous des passages d’« Un regard en marge », la thèse que vous avez consacrée au milieu des années 1980 au public populaire du cinéma dans la région du Shaba, plus particulièrement à Lubumbashi et Likasi. Peu d’attention avait été accordée aux publics du cinéma sur le continent africain au moment où vous avez mené votre recherche. Pour répondre à l’irritation et aux préjugés de certains auteurs qui voient dans les réactions du public une impréparation aux « spectacles modernes » ou une étape dans l’évolution du comportement des spectateurs qu’il faudrait « éduquer », votre démarche commence par l’observation, par la description de l’attitude du public qui fréquente les salles des quartiers populaires des cités. Votre réflexion se développe à partir de cette observation attentive qui tente de saisir l’univers dans lequel les spectateurs se situent. Pourriez-vous revenir sur les prémisses de ce travail ? Pourquoi la situation singulière du cinéma des quartiers populaires, de ses salles et de ses publics « qui se regardent vivre à travers la fiction », as-t-elle ainsi retenu votre attention ?

Au départ, j’observe que dans l’espace appelé « centre-ville » à l’intérieur duquel existent des salles de cinéma bien équipées, fréquentées par des spectateurs « stylés » africains et européens, un mode de participation intériorisé qui reste la norme ; dans les cités populaires, par contre, des salons ou des magasins en faillite, transformés en salles improvisées de cinéma, attirent toutes les foules non souhaitées en ville… Je me souviens qu’avec des camarades de classe je préférais me rendre dans ces salles de cité pour vivre des moments inédits d’intensité, d’amitié et de défi… Il y avait une atmosphère de bonheur indicible et je m’étais révolté en entendant, de la part de certains observateurs, que nous manifestions une espèce d’impréparation aux spectacles modernes en nous exprimant de manière « sauvage ». Je ne pouvais pas laisser passer une telle injure. Il me fallait expliquer notre approche du cinéma pour susciter, à ce sujet et de la part de l’autre, un regard plus respectueux. D’où ma décision d’écrire ce texte.


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Le public parle à tout moment, crie, siffle, applaudit, manifeste son accord ou sa déception, interroge les personnages de fiction, répond aux interpellations d’un commentateur qui, dans l’obscurité, anime une salle en fête.

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Pendant la projection du film, bien des incidents peuvent se produire : panne technique, changement de bobine prolongé […]. Il arrive même qu’un exploitant annonce un film et qu’au dernier moment, pour l’une ou l’autre raison, il renonce au programme initial. En général, le changement n’est pas annoncé pour ne pas perdre la clientèle ; les spectateurs surpris de voir autre chose que ce qu’ils attendaient manifestent à peine leur mécontentement. Le rire, la bonne humeur, les discussions et les interpellations restent à l’ordre du jour…

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Pour ce film, ils sont venus revoir surtout Bruce Lee en action. En effet, à chacune des apparitions du héros, lors d’un combat de karaté, le public hurle sa joie devant les scènes de violence, mais dès que reviennent les séquences de longs dialogues, les voix se taisent, faisant place aux chuchotements des spectateurs bavards qui veulent absolument tout expliquer aux autres. Nous nous sommes installé aux côtés de six jeunes gens, derrière tout le monde. Et le plus âgé du petit groupe, celui que les autres ont surnommé « Cartouche » pour ses déclamations rapides, se livre à des commentaires plutôt satiriques, identifiant, par exemple, l’ennemi japonais en débandade à la police locale. Son public l’écoute attentivement et rit volontiers des rapprochements établis entre les personnages de la fiction et les hommes du quartier. Mais « Cartouche » rappelle bientôt ses amis à l’ordre et leur demande de bien regarder la séquence du combat opposant Chen (Bruce Lee) au maître japonais. Tout le monde s’est levé, s’est avancé en direction de l’écran et scande son traditionnel « cri de guerre » en swahili : « Moya ! moya ! moya ! »

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La frontière entre la fiction et la réalité n’est pas évidente : ce qui se passe sur l’écran reste possible et adaptable au quartier. Et si le mode de vie des héros est à la mesure de certains spectateurs, pourquoi se priver de l’illusion d’une vie privilégiée ? Les « Bruce Lee », tout comme Bruce Lee, jouissent du respect et de la sympathie des autres. Il arrive même, lorsqu’ils jouent parfaitement leur rôle et ajoutent un point supplémentaire à leur prestation d’excellents comédiens (ou imitateurs), que leurs adeptes — garçons et filles — enthousiasmés par la chose, leur offrent des présents de toutes natures en guise de sympathie et de fidélité. Les « assassins », eux, inspirent, dans leur quartier, la méfiance et la peur. Leurs caractères physiques ou moraux y sont assurément pour quelque chose. Isolés, mais tout de même admirés, ils font pression sur leur entourage par la menace et le chantage. La sympathie ou l’antipathie portée à l’égard des adeptes dépend de l’histoire personnelle de ceux-ci, de leur tempérament, de leur action, de leur réussite ou non. Comme dans le film, ils sont les plus nombreux, ce qui permet logiquement une gradation plus nuancée de la sympathie ou de l’antipathie. Quant à la police — représentée au cinéma ou non — elle suscite, par son attitude souvent peu orthodoxe, beaucoup de mépris, de méfiance et d’indifférence. Ici et là, toutefois, certains flics se montrent « corrects », complaisants ou coopérants ; à l’inverse, la plupart n’inspirent que l’injustice et la terreur.

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Dans les cinémas des quartiers populaires, vous reconnaissez que le tumulte, les cris, les applaudissements, les interpellations des spectateurs ne manifestent pas une sorte de confusion, de désordre : votre hypothèse est que le cinéma s’inscrit dans une structure de spectacles comportant des singularités africaines, qui débouchent sur la fête. Cette fête est notamment caractérisée par la participation active du public, dans laquelle il semble exister une relation, un échange entre spectateurs et personnages de fiction. Vous soulignez en outre que vous menez votre travail à une époque où certaines pratiques « traditionnelles » persistent et cohabitent avec les formes de vie modelées par la modernité urbaine. Pourriez-vous revenir sur cette hypothèse du cinéma comme fête ?

A l’intérieur des salles obscures, équipé d’un magnétophone, j’enregistrais les réactions des spectateurs qui interagissaient avec les personnages des films. En écoutant ces bandes sonores, une chose inattendue m’avait enchanté: je découvrais qu’il y avait très souvent une continuité cohérente entre les exclamations, les rires, les cris, les paroles du public, d’une part, et la bande sonore originale du film d’autre part. En fait mon enregistrement devenait une nouvelle bande sonore du film. Cela confirmait déjà, d’une certaine manière, mon hypothèse de cinéma-fête, dans la mesure où, selon ce que j’avais écrit à propos du concept de «fête», les participants se parlent sans retenue, évacuant ainsi la distance observée lors d’une cérémonie entre maître de cérémonie et l’assistance.

Il est vraiment dommage que ces bandes sonores confiées au département de communication sociale à Louvain-La-Neuve aient disparu ou ne soient plus du tout disponibles

La dimension de l’écoute semble avoir été très significative dans votre travail. Des protagonistes et des voix se font encore entendre dans quelques passages de votre texte, comme le jeune Billy qui adopte le nom de son héros pour le ressusciter, pour éviter qu’il meure vraiment :


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le prénommé Georges nous confirme ses 28 ans et nous apprend qu’il fréquente les salles obscures depuis l’âge de 6 ans. Voilà donc 22 ans qu’il va au cinéma et qu’il y voit des dessins animés, des films comiques, des acteurs, des personnages de tous genres, des thèmes différents, des westerns, des films policiers, des films de karaté etc… Il raconte que lorsqu’il était très jeune (6 ou 8 ans peut-être), il avait vu un film (il ne se rappelle plus le titre) dans lequel il y avait un personnage noir dénommé Benate et qui était probablement le boy d’un explorateur aventurier. Ce Benate, paraît-il, lui ressemblait si fort que ses amis lui imposèrent le même prénom. Il porta ce sobriquet pendant deux ans environ. Aujourd’hui, parce qu’il ressemble à un cow-boy amoureux qui porte une guitare à la place d’un pistolet, son entourage le surnomme Papy Joe. Avec Papy Joe, nous évoquons alors des grands noms comme Bruce Lee, Frank Sinatra, Kung Fu, James Bond, Tex Bill, etc… que certains ont adopté ou adoptent encore. Ensemble, nous vantons leurs mérites, leurs talents de karatéka, de héros, d’aventuriers audacieux… et c’est dans cette ambiance d’amitié spontanée que le spectateur bavard nous confie les adresses des héros du quartier qu’il connaît, dans la zone industrielle de Likasi. Nous nous rendons, le lendemain, aux domiciles indiqués, nous nous présentons, certains se méfient et se dérobent malgré nos précautions de paraître rassurant, d’autres par contre acceptent volontiers de nous recevoir et parlent sans crainte devant le petit enregistreur qui ne les intimide pas. L’intérieur de leur maison, généralement à deux pièces, est fort pauvrement meublé : vieux fauteuils, parfois une table de salon ou une salle à manger complète et, dans la chambre décorée de posters, un lit métallique ou seulement un matelas posé sur le sol, c’est toute leur possession. Grâce à ces visites, nous obtenons quelques témoignages enregistrés, dont voici deux qui nous paraissent intéressants, parce qu’ils prolongent une histoire enfermée dans une bobine probablement trop courte.

Le premier témoignage est celui de Mbanza Shalako (26 ans) qui prétend que Shalako est le titre d’un western vu en 1980 à Lubumbashi et qu’il est aussi le nom du personnage principal, un cowboy qui porte un grand chapeau et qui, pendant tout le film, offre un spectacle de rêve en démontrant qu’il est le meilleur tireur de l’ouest. C’est à la sortie de ce film que Mbanza décide de devenir Shalako. Il le dit à ses amis. Il écrit ce pseudonyme sur ses cahiers scolaires et sur d’autres objets lui appartenant. Il décide même de l’ajouter sur sa carte d’identité. Le nom a une résonance zaïroise. Aujourd’hui, Shalako est satisfait de porter son nom, mais il souhaite se procurer le même chapeau que celui de J.R. Ewing de la série Dallas, en vogue actuellement.

Le second témoignage est celui de Billy. Ce jeune homme de 24 ans que tout le monde n’a jamais appelé que par ce pseudonyme nous confie qu’il a pour origine le film L’homme qui a tué Billy le Kid. « J’ai aimé la musique de ce film, nous raconte-t-il (en swahili), et j’ai aimé le personnage de Billy parce qu’il m’a semblé triste, solitaire, à la fois adulé et haï par son entourage. Je n’ai jamais accepté qu’on l’ait tué et je me suis imposé ce nom pour le ressusciter». Dans la vie, Billy ne connaît pas d’emploi stable, il vend du carburant « en noir », s’improvise aide-mécanicien à l’occasion et, paraît-il, n’est pas étranger à certains délits mineurs commis ici et là. Les gens du quartier le connaissent à cause de son « mauvais » caractère et de sa présence très remarquée à tous les combats de rue quand ceux-ci ont lieu. Plus encore, ses nombreux démêlés avec la police locale qui ne réussit pas à l’arrêter définitivement (Billy s’en vante) le rendent populaire dans son ‘fief ». Nous ne pensons pas exagérer si nous affirmons qu’il est déjà un mythe vivant.

Ne nous leurrons pas cependant : nous ne sommes pas en train de décrire une ambiance des années 60, signalée notamment par Mbemba Kinzonzi (1977) dans son article sur la jeunesse kinoise, où il est question d’une école de banditisme qui tire ses racines à la vision des westerns de série B et qui déferle rageusement, selon ses propres termes, dans tout le pays sous l’appellation de “Billisme” à Kinshasa ou “Yankee” à Lubumbashi.

À ce propos, Mbemba K ; écrit : « […] Mais le western envahit tout d’abord la jeunesse désœuvrée. Les jeunes n’aiment pas travailler, vivent de petits cadeaux, de vols légers que leurs disciples vont opérer en famille, dans les rues ou dans les marchés. Les ‘maîtres’ entraînent leurs disciples dans la brousse et les initient au ‘bilayi’, pratique de combat où les coups de tête peuvent s’avérer dangereux, qui consiste à transmettre une force surnaturelle à chaque membre ». Selon le même auteur, la jeunesse d’alors, frustrée, se réfugie dans le western et fume du chanvre. Elle engendre Chicago, Assassin, Far-West, Néron, Fantôme, Zorro-Zéro, Cobra, tous des noms de personnages négatifs qui séduisent pour ce qu’ils incarnent de mauvais, de violent ou de barbare. Il s’agit d’une jeunesse qui se situe, certes, dans le contexte d’une époque critique de son histoire, mais qui choisit délibérément la voie des batailles rangées et du crime. Nous ne pouvons pas prétendre autant, fort heureusement, à propos des jeunes qui vivent aujourd’hui dans les cités populaires. La misère y est toujours présente, pourtant, et le désœuvrement paraît plus important, mais parallèlement à la progression de la pauvreté, apparaît une admiration toujours plus grande des spectateurs de cinéma pour les héros positifs, justiciers désintéressés comme Bruce Lee, Jim Kelly, Robin des Bois, Jack le tueur des géants, etc… L’escroquerie, la délinquance et l’insécurité existent, mais ces maux sont liés plus directement à la crise que l’on sait et qui frappe plus durement encore les milieux les plus démunis. Généralement, ceux qui, après une séance de cinéma, portent le nom d’un personnage négatif (Assassin, Desperados, Dragon Noir, etc…) acceptent, ainsi que nous l’avons dit, l’imposition du groupe qui a décelé en eux certaines ressemblances avec les “méchants”. Les batailles rangées sont désormais remplacées par des démonstrations de prestations individuelles sur des techniques de combat. Les duels entre deux “héros” de même quartier ou de quartiers différents sont rares. Le monde privilégié des héros-dieux du cinéma fait défaut, échappe à la réalité de plus en plus sévère que rencontrent les adolescents, mais (est-ce un signe des temps ?) la misère resserre toujours plus fortement les liens de solidarité qui unissent les pauvres à la périphérie des grandes villes. Leur vision du monde à travers le cinéma n’en est-elle pas une manifestation?

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L’influence toxique du cinéma sur son public, le pouvoir d’aliénation des films ont souvent été mis en cause à travers l’histoire. Une telle critique a été nécessaire pour mettre en évidence l’hégémonie des cinémas dominants. Mais cette influence supposée « pernicieuse » a été utilisée à de toutes autres fins que la libération; elle a servi à justifier au contraire diverses formes de contrôle, de censure… Vous approche ne pose pas de jugement préalable et permet de saisir la complexité des pratiques des publics. Vous rendez compte du plaisir des spectateurs devant les films ; de leur joie à se laisser captiver, mais aussi de leur capacité à se déprendre de la fascination ; de l’agency du public. Les spectateurs commentent les films, s’approprient les images. C’est aussi le rôle de la figure mystérieuse du commentateur que vous tentez de comprendre. Le public fait entendre sa voix par-dessus la voix des acteurs, s’érige comme producteur de discours polyphoniques. Les pouvoirs de l’imaginaire et de la fiction deviennent réels. Transformés par l’histoire, vivant dans un monde fabuleux, les spectateurs se libèrent des conventions de la vie quotidienne, des tabous, des contraintes sociales, pour vivre l’expérience excitante de la subversion. La fiction peut ainsi mettre en question l’existence entière; les spectateurs ont le pouvoir de rompre avec l’ordre établi…

Des films comme Retour d’un aventurier (1966) de Moustapha Alassane, ou encore Le complot d’Aristote (1996) de Jean-Pierre Bekolo se laissent joyeusement contaminer par les pouvoirs transgressifs de la fiction, par les imaginaires subversifs issus du cinéma, pour proposer de nouvelles créations.

Mais ces fictions et ces imaginaires du cinéma semblent pourtant fédérateurs, créateurs de cohésion sociale. Le public que vous avez cherché à comprendre va au cinéma pour confirmer son appartenance à la société qu’il revendique être la sienne. Aussi, vous remarquez qu’en devenant “le sanctuaire d’une partie importante de la jeunesse africaine qui se regarde vivre à travers la fiction”, le cinéma a pris l’allure d’une “institution” (comme peut l’être la palabre). Cette approche élargit le concept de cinéma ; celui-ci n’est pas une simple distraction, mais bien une activité jugée utile et nécessaire pour la survie de la collectivité.

Ce rôle du cinéma vous paraît-il toujours aussi fondamental aujourd’hui ?

Le rôle du cinéma comme étant celui de générer une fête s’est fortement atténué. D’abord parce que les salles de cinéma n’existent plus dans les villes où j’ai mené ma recherche et plus largement en RDC, ensuite parce que la télévision s’est installée dans la plupart des familles modestes. Les occasions de rencontres groupales ont significativement baissé. Seuls les festivals de cinéma organisés localement amènent un climat festif avec cependant moins d’intensité. Les participants sont moins actifs même si leur désir de restaurer la réalité de la fête est manifeste. L’on sent bien que la mobilité sociale s’est fortement accentuée et que les populations sont de plus en plus soumises à une idéologie dominante normative. Hélas!


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Certaines salles qui ont à leur programme au moins un film par jour doivent pouvoir satisfaire l’attente de leur public. Mais un film chaque jour, c’est trop, surtout dans une région où la distribution connaît de sérieux problèmes et où les grandes salles (comme la R.A.C., le Coliseum à Lubumbashi) ferment leurs portes les unes après les autres, faute d’entretien du matériel et de compromis sérieux avec Kinshasa sur les modalités de location. Les distributeurs locaux (ceux qui résident à Lubumbashi même), de plus en plus exigeants, se méfient et rompent souvent avec les petits exploitants des cités populaires. Ainsi, à la zone de Kikula (à Likasi), pour faire face à ce genre de situation et pouvoir tourner tous les jours, le propriétaire de la salle “Ciné L’Enfer”, Ngeleka T., s’est procuré un certain nombre de bobines anciennes qu’il a recollées, arrangées à sa guise, et qui constituent véritablement sa réserve lorsqu’il ne peut obtenir de Lubumbashi aucun long métrage de fiction. Nous avons plus d’une fois assisté à des séances dans lesquelles plusieurs morceaux d’histoires de film passent les uns après les autres sans transition : des séquences plus ou moins longues de Mboloko, par exemple, alternent avec celles de Westerns, de films policiers de tous genres, de documentaires, et même d’actualités anciennes (Congovox). Il n’y a, pour ainsi dire, pas d’intrigue, pas de héros que l’on peut voir évoluer… rien qu’un mélange de genres, de sujets, de situations, de décors, de personnages…

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Notre enquête à la zone Kenya s’arrête là. Aucune salle de cinéma ne fonctionne. Elles ont toutes fermé leurs portes ou se sont changées en salles de vidéo, ce qui est très différent. En effet, ces dernières ne sont jamais aussi grandes et leurs programmes s’inscrivent presque toujours sur un tableau. Pas d’affiche donc, et s’il faut croire les dires des différents témoins, le large public qu’avait suscité la vidéo s’est déjà sérieusement modifié. Elle avait, certes, éveillé une forte curiosité, mais actuellement la moitié du public qu’elle avait réussi à mobiliser est déjà lasse du petit écran qui, lui, ne rend pas cette impression de réalité comme le fait si bien l’écran large. Il n’empêche que des inconditionnels de l’image filmique continuent d’envahir les salles pour y voir les films, peu importent les conditions dans lesquelles ils se trouvent. Nous pensions trouver un lieu de spectacle cinématographique à Kamalondo et à la Katuba. Dans la première zone, il n’existe plus une seule salle de cinéma. Elles ont toutes été remplacées par des installations de débit de boissons. Le Ciné Lualaba, par exemple, était encore, en 1979, très bien connu et fort fréquenté ; aujourd’hui le même bâtiment est transformé en café. On remarque toutefois les mots “CINÉ LUALABA” que le temps et le manque d’entretien ont quelque peu effacés. Les habitants de ce quartier, désireux d’aller au cinéma, vont au centre de la ville ou bien se contentent de la vidéo installée dans les différentes salles de la zone Kenya. Mais le public connaît ici un réel recul. Les jeunes renoncent à tout affrontement direct avec les agents de l’ordre pendant la nuit. Ils renoncent, pour la plupart, aux balades nocturnes et donc aux séances du soir. Dans la seconde zone, la situation n’est pas meilleure : ici et là on trouve quelques locaux où la vidéo essaie, malgré tout, d’attirer un public déjà fatigué de dépenser son argent pour des images trop réduites. Il semble que Lubumbashi vit un moment de son histoire où le cinéma, grand luxe désormais, fait partie des plus beaux souvenirs d’une époque que la région risque d’avoir définitivement perdue. Sinon, pendant combien de temps encore vivra-t-elle cette situation ?

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Nous lisons votre texte — et ces fragments sélectionnés ici — comme un document précieux qui a enregistré un moment de transition, quand les dernières salles qui projettent encore des films en pellicule sur grand écran font face à d’insolubles problèmes, se délabrent tragiquement, disparaissent, remplacées par des salles de ciné-vidéo… Au-delà de la nostalgie, ce processus nous incite à penser les films, le cinéma et ses pratiques culturelles comme des formations en perpétuelle transformation. Alors que le cinéma continue aujourd’hui sa relocalisation hors de son cadre historique (les salles), commercial, institutionnel, pour migrer sur les écrans des ordinateurs, des téléphones, ou dans des espaces d’art, peut-il encore être une fête ? Ne faut-il pas cultiver ou réinventer la dimension collective — comme rencontre, assemblée, débat — pour que les films puissent se transformer en célébration joyeuse ?

Les nouveaux médias ont joué un rôle majeur dans ce que je vais appeler «la démystification du cinéma». Aujourd’hui les téléchargements, les making off, tous les discours sur le métalangage du cinéma présents dans les réseaux sociaux, la connaissance des logiciels ont achevé de tuer la magie du cinéma.

En partie seulement. Car si les différents publics n’affichent plus leur naïveté d’antan, au moins ils continuent de croire au spectacle de fête que le cinéma peut encore et toujours générer.

Mais il faudra (c’est ma conviction) que l’initiative publique et/ou privée d’installer des salles modernes soit effective et nous propose des films qui tiennent compte des attentes sociales, et cela à des tarifs incitatifs, bien entendu.

Écran public

les vendeuses d’oranges

Cindy Bannani
2020 · 27 min