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Essai

Le dualisme numérique et le manifeste du Glitch Feminism

Legacy Russell

10 décembre 2012

J’étais partie pour traiter ici de la star du porno, James Deen. Après avoir lu extensivement sur Deen, j’ai pensé qu’il y avait peut-être là matière à écrire. Le problème, c’est que plus je le regardais à l’œuvre, moins j’avais envie d’écrire là-dessus. Le vrai sujet, ce n’est pas tant Deen lui-même ou les louanges dont le couvrent les femmes internautes via la roulette des avis favorables. Ce qu’il faut écrire, c’est ce qui se passe lorsqu’une femme s’assied et s’intéresse au sexe – le sien en particulier, à la découverte de sa propre sexualité, donc de sa libération – par le biais d’un écran d’ordinateur.

La quantité de vidéos de Deen qu’une fille peut regarder sans perdre de vue son objectif critique est limitée : à un certain moment l’une de deux choses va s’inviter dans ce processus. La première irruption, c’est l’écran qui se fige, incapable de gérer tant de fenêtres ouvertes, de médias lancés en même temps ; j’essaie de m’éduquer, de décider pour moi-même, donc je veux tout voir, tout entendre, tout de suite et en même temps. La deuxième, à vous de la deviner. Je vous en donnerai une idée en disant que l’on peut aisément représenter la « petite mort » du moi physique par la métaphore de glitch numérique – une petite mort numérique, une respiration sifflante, un affaissement, un souffle, un spasme, une pause: une glitch.

C’est de là que j’écris : de la glitch, l’instant où, au cours d’une activité sexuelle en ligne, le mythe de AFK (Away From Keyboard) et de IRL (In Real Life), qui représentent les deux côtés de la dualité dans le dualisme numérique de Jurgenson, s’effondre et, en s’effondrant, réalise leur éblouissant potentiel.

Dans “Feedback, White Noise and Glitches: Cyberspace Strikes Back” , Baraniuk observe : « Les glitchs, larsen, bruits blancs, interférences sonores, bruits statiques ne constituent peut-être pas la dernière frontière, mais ils représentent à l’évidence – pour l’instant – l’extrême. ». Il note en outre que « les glitchs nous rappellent que ce que l’on voit à l’écran est assujetti à une forme particulière d’entropie qui n’existe pas dans le monde réel… ». Pour répondre à ce type d’interruption, nous choisissons l’incarnation – de nous-mêmes, de nos partenaires, du monde autour de nous – que, nous ne ressentirions peut-être pas l’urgence de manifester, pour nous-mêmes, avec nous-mêmes, sans cette pause.

La glitch, c’est l’orgasme numérique, lorsque la machine soupire, frémit et, dans un tressaillement, se convulse. Nous avons intégré ces instants dans les rituels et routines de nos actions physiques, stimulés par ces mini-crises mécaniques qui influencent la façon dont nous interagissons avec nos propres corps et explorons nos fantasmes, nos désirs les plus profonds. La glitch, c’est le catalyseur et non l’erreur. La glitch, c’est l’accident heureux. L’ordinateur qui se fige en pleine conversation, la vidéo en chargement qui refuse de se lancer : ces moments sont un nouveau type de préliminaires ; il faut les accepter, non pas comme des fétiches, mais comme de nouvelles possibilités de préliminaires dans la chorégraphie sexuelle. Nous désirons ce que nous ne pouvons avoir ; quel que soit le contenu auquel nous projetons d’accéder, la glitch nous fait gémir d’attente.

Le dualisme numérique juxtapose IRL et AFK, ce qui est certainement une contre-vérité. La notion selon laquelle il y aurait deux moi opérant chacun dans son coin, au lieu d’un seul moi continu, deux côtés d’une équation exubérante noués ensemble dans une trame narrative sans fin, faite de vie quotidienne et d’existence humaine, est en voie de disparition. La glitch fait la part des choses ; c’est une planche qui se glisse entre les deux.

Quand on visionne des médias en ligne, la roue multicolore, le hic pixélisé, l’écran figé ou le signal de chargement, sont comme une fissure qui nous force à reconnaître la séparation entre notre moi physique et le corps immergé dans un imaginaire fantasmatique lors d’une activité sexuelle en ligne. Et c’est en même temps la glitch qui nous incite à « choisir notre propre aventure » et à écrire la fin de l’histoire, et à reconnaître ainsi que quand la médiation de l’espace numérique nous fait faux bond, même brièvement, nous reprenons exactement là où nous nous sommes arrêtés ; nous transportons la révolution hors ligne mais pas hors corps, démontrant ainsi que la dialectique du dualisme digital est un simulacre. Est-ce que l’on va rebooter ? Redémarrer ? Peut-être. Au bout du compte, nous conclurons comme bon nous semble et pour honorer l’objectif ultime de la jouissance, l’enrubanner et le légitimer, et parce que nous le voulons, nous nous saisirons de notre délivrance.

J’écris au sujet de l’« activité sexuelle » au sens large, dans toutes ses acceptations : je parle du fait de visionner du porno, mais également de cybersexualité, de sexting, de jeux de rôles fantasmatiques sur Google chat, ou de téléchargements et téléversements de contenu à caractère sexuel sur internet. C’est la glitch qui pousse à l’anticipation – extase de l’interférence. Une « différence » immersive, se référant aux deux sens du verbe « différer », à la fois « être différent de » et « reporter dans le temps ». La glitch est bien trop souvent renvoyée à son aspect négatif d’erreur technique, alors que pour moi, elle annonce une extension du domaine des préliminaires – qu’il s’agisse de « jouer » avec soi-même ou avec un autre virtuel, imaginé ou tapi derrière l’autre côté de l’écran proverbial.

Dans cette optique, je propose l’introduction d’une nouvelle radicalité, mettant à disposition l’expression « glitch feminism », forgée ici dans ces pages pour la première fois de ma propre main qui, dans cette histoire, a trouvé sa place tant sur le clavier qu’entre mes jambes.

Notons que le terme glitch est souvent relégué au domaine de l’argot, ce qui explique pourquoi on lui colle si facilement une connotation négative. L’Urban Dictionary le définit comme « une erreur dans un système structuré » ; Dictionary.com le définit comme « un défaut ou dysfonctionnement dans une machine ou un projet ». Dans une société qui conditionne le public à trouver gênants, voire effrayants, les dysfonctionnements de nos mécanismes socio-culturels – tout en encourageant de manière licite et implicite l’esprit de « ne pas faire de vagues » – la glitch se révèle être une métonymie appropriée.

Cependant, le Glitch Feminism se saisit de la causalité de l’ « erreur » et inverse la connotation menaçante de glitch en reconnaissant qu’une erreur survenant dans une société déjà malmenée par ses stratifications économiques, raciales, sociales, sexuelles et culturelles, et par le rouleau compresseur impérialiste de la mondialisation – des processus qui continuent à exercer une violence sur tous les corps – loin d’être une erreur, est peut-être en réalité un erratum nécessaire. La glitch apporte une correction à la « machine », et introduit ainsi un départ positif.

La glitch dont je parle ici appelle à une rupture d’avec l’hégémonie d’un « système structuré » imprégné de la grande pompe de la patriarchie, qui a pendant trop longtemps marginalisé les personnes identifiées femmes et continue à heurter notre sensibilité en ne nous donnant qu’un morceau du gâteau tout en postulant que nous en sommes satisfaites. Nous revendiquons des sièges permanents autour de la table, d’être habilitées à démarquer un espace qui nous appartiendrait entièrement, une véritable « chambre à [nous] », que, en dépit des avancées faites par le militantisme féministe, nous ne possédons pas encore vraiment.

Une glitch féministe reconnaît l’importance du visuel et le rôle révolutionnaire de la pratique numérique dans la construction, reconstruction et re-présentation des corporalités s’identifiant femmes. Nous déclarons qu’il faut abandonner la rigidité du dualisme numérique puisqu’il fait le jeu des binarités réel/virtuel qui correspondent à la représentation dominante des identités sociales homme/femme.

On conjecture que les racines étymologiques de glitch proviennent du yiddish glitch (endroit glissant) ou de l’allemand glitschen (glisser, déraper) ; c’est ce glissement et ce dérapage que la glitch rend vraisemblable, une baignade dans le liminaire, une trans-formation à travers différentes individualités. La fracture numérique, tout comme la fracture de genre, est une construction mentale qui permet au phallogocentrisme, aux systèmes normatifs axés impérativement sur la scission binaire des identités, de rester en place, après nous avoir conditionnés à consentir à leur impartialité naturalisante, en dépit du fait que, en réalité, de telles structures ne sont en aucun cas « neutres » ou « naturelles ». Nous sommes, en tant que corporalités, un récit infini, éternels dans nos géographies, traversés de failles inattendues qui nous forcent à nous re-présenter nous-mêmes, et ce faisant, à nous re-voir dans de nouvelles explorations et sous de nouvelles lumières.

Bien que nous soyons capables de changements tectoniques, nous restons toujours indéniablement continus. Le Glitch Feminism n’est pas propre à un genre – il s’adresse à toutes les corporalités qui existent ici et là, avant qu’elles ne se cristallisent en une ultime identité qu’un grand public voyeur peut facilement digérer, produire, conditionner et catégoriser.

Le Glitch Feminism est donc un féminisme pour une ère numérique, signe annonciateur d’une capacité d’agir numérique, un épanouissement de la particularité et de l’individualité. La glitch refuse de se laisser catégoriser « sous-texte » ou d’être étiquetée « subversive » ; elle ne parle pas au nom du marginal ou du subalterne, puisqu’ il faut signaler que l’emploi des préfixes « sub/sous » est une forme de consentement à notre propre exclusion du canon, de l’académie, de l’idéal platonique. Le premier pas à faire pour subvertir un système est d’accepter sa pérennité ; ceci dit, la glitch dit : fuck à vos systèmes, à vos définitions, aux déterminations que vous imposez à nos physicalités ! La glitch refuse respectueusement de prendre une place de second rang, derrière les conventions établies.

En remettant en question le dualisme numérique, Jurgenson ouvre la porte à d’autres discours et d’autres découvertes : les personnes s’identifiant femmes et les artistes participant au splendide brouillage des genres continuent à tracer leur voie dans la généalogie de l’histoire de l’art ; nous avons établi des bases solides et une plateforme dans l’univers numérique, qui nous permettent d’explorer de nouveaux publics, de participer au débat critique avec eux et avant tout de glitschen nous-mêmes entre de nouvelles conceptions de nos corporalités.

La route sera longue, nous ne sommes qu’en version bêta, mais le dysfonctionnement indispensable est bien en place. Qu’en est-il du résultat final ? Eh bien, heureusement, il n’a pas fini de charger.

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MÈMES ET CONSPIRATIONS

un programme proposé par Greg de Cuir Jr


Legacy Russell est auteure et curatrice. Née et élevée à New York, elle est Directrice Conservatrice en chef de l’institution expérimentale d’art, de nouveaux médias et de performance, The Kitchen. Auparavant, elle a été Co-curatrice d’exposition au Studio Museum à Harlem. Russell est titulaire d’un master de recherche en histoire de l’art avec mention, du Goldsmith College (Université de Londres), option culture visuelle. Son travail académique, créatif et curatorial s’articule autour du genre, de la performance, de l’individualité numérique, de l’idolâtrie sur l’Internet et des rituels des nouveaux médias. Elle a reçu le prix d’écriture pour les arts numériques de la Fondation Thoma en 2019, une bourse de résidence de la fondation Rauschenberg en 2020 et le prix du centre d’art new-yorkais Creative Capital en 2021.

Écran public

les vendeuses d’oranges

Cindy Bannani
2020 · 27 min