Dans Deux festivals à Grenoble (1974), la cinéaste égyptienne Atiat El Abnoudi saisit divers moments du Festival international du film de court-métrage de Grenoble et son prolongement décentralisé dans divers lieux de la région, offrant un regard inédit sur une réalité française marginalisée. En 1973, lors de la seconde édition de ce festival à l’existence éphémère, des associations d’éducation populaire se glissent en effet parmi les organisateurs et obtiennent de multiplier les projections dans la ville et au-delà dans toute la région. Après la clôture du festival « officiel », plusieurs cinéastes restent sur place, rencontrent le public dans des lieux qui ne sont pas nécessairement dédiés au cinéma et participent aux discussions et débats. L’année suivante, ces associations trouvent les moyens de financer un film-atelier qui permet à des passionnés de cinéma de collaborer avec la réalisatrice Atiat El Abnoudi, dont les courts-métrages Cheval de Boue et La Triste chanson de Touha ont été primés lors de l’édition précédente du festival. L’intention de cette nouvelle production n’est pas seulement de documenter une expérience audacieuse de diffusion du cinéma « hors les murs », en dehors du cadre commercial et institutionnel, mais bien d’exposer au public les processus qui mènent à la fabrication d’un film, dans une opération de démystification du cinéma. Deux festivals à Grenoble dévoile les coulisses de l’organisation d’un festival et capte des pratiques qui tentent de donner forme à une autre culture du cinéma, en mettant en lumière le public lui-même. Les commentaires du public résonnent avec les paroles des cinéastes qui se questionnent sur les modes de production de leurs films. Ces débats soulèvent des questions urgentes ; un protagoniste du film revient ainsi sur ces discussions qui renouvellent selon lui les pratiques de ciné-club, traditionnellement focalisées sur l’esthétique des films : Là, ça allait beaucoup plus loin. Pourquoi fait-on du cinéma ? Pour qui fait-on du cinéma ? Comment fait-on du cinéma, à destination de qui ? Pour faire changer quoi ?
Séance
Biennale de Lubumbashi VII
Festival Kidogo Kidogo
Lubumbashi, RDC
Jamii ya sinema.club remercie
Asmaa Yehia El-Taher
et la Cinémathèque de Grenoble
d’avoir rendu possible cette séance.
Cheval de boue
1971 · 12 min
Une multiplicité de voix s’unit en un chant qui nous introduit sur les rives du Nil et rythme le début de Cheval de boue (1971). Le film met peu à peu en lumière le processus de production dans la briqueterie de Masoud Becht du village de Mehalet Abou Ali, dans une région du delta située à 200 km du Caire, la capitale. Cette fabrique, comme tant d’autres, emploie des travailleuses et des travailleurs pour un salaire de misère. Le dos courbé comme les bêtes de somme, des hommes, des femmes et des enfants passent de longues journées dans la boue à fabriquer et à transporter les briques de terre. De façon poignante, le film donne à entendre leurs voix. Ces voix témoignent en hors champs des conditions d’existence précaires, de la demande pour un travail décent, du désir de pouvoir étudier. Une voix fait allusion à la relation au cinéma pendant les rares instants libres : Je vais au cinéma. J’y suis allée deux fois. J’ai vu Farid Shawki et Antar. Farid Chawki est un acteur célèbre qui a souvent interprété des personnages du peuple. Il a été surnommé Malek El Terso, le «Roi de la Troisième Classe», une référence à sa popularité parmi les spectateurs qui pouvaient se permettre seulement d’acheter des billets pour les sièges de troisième catégorie dans les salles de cinéma. Cette allusion au cinéma éclaire un aspect significatif des premiers films d’Atiat El Abnoudi : ils donnent à voir ce que le cinéma égyptien dominant de l’époque ne montre pas — la vie quotidienne de la multitude des spectateurs, quand ils ne sont pas assis devant les images projetées des vedettes. La caméra de la cinéaste filme celles et ceux qui, d’ordinaire, n’apparaissent simplement pas à l’écran.
Cheval de boue a été produit par la cinéaste et la Cairo Film Society. Le film a circulé dans de nombreux festivals en Afrique du Nord et en Europe et a notamment été primé aux festivals du film amateur de Kelibia, au Festival international du film de court-métrage de Grenoble, etc. Une telle diversité de contextes de réception incite à mettre en question les catégories traditionnelles qui servent à encadrer un tel film, puisque ces catégories ne coïncident pas d’un contexte à l’autre : court-métrage, cinéma indépendant, cinéma « amateur » (envisagé à l’époque comme cinéma militant par la Fédération tunisienne des cinéastes amateurs), etc.
La triste chanson de Touha
Egypte, 1971 · 12 min , 16mm
La Triste chanson de Touha (1971) est le second film réalisé par Atiat El Abnoudi à l’occasion de son diplôme de fin d’études à l’Institut supérieur du cinéma du Caire. Le film présente la vie quotidienne d’une troupe de saltimbanques dans un quartier de la périphérie du Caire. Comme tous les vendredis, les femmes du quartier ont pendu le linge aux fenêtres et la foule s’est rassemblée pour regarder le spectacle. On voit des figures, des ombres danser sur un écran. On aperçoit des marionnettes, le théâtre d’ombres qui a précédé le cinéma. Il y a le tumulte de la rue, le rythme du tambour, des chants et des voix. Une autre voix — la voix du poème — dit : des gens regardent d’autres gens. Dans le film, ce ne sont pas les artistes de rue Touha, Viro, Bolbol et Al-Gamal qui jouent pour la caméra. La caméra les suit et capte le spectacle. Elle se concentre sur des sujets marginaux, une jeune femme, un homme noir, des enfants. Touha danse, sous le regard amusé du public. Ils me regardent, je les regarde / comme si j’étais aspirée par une image. Alors que la caméra capte les corps qui se contorsionnent et qui s’exhibent, la cinéaste invite peut-être à penser : pourquoi ces jeunes gens vivent-t-ils ainsi ? Quels sont leurs rêves ? Touha se fatigue. Elle tend les bras au ciel pour récolter quelques pièces qui permettront à la troupe de manger. Ô, Destinée, le bonheur est-il réservé à certaines personnes ? / Et le malheur aux autres ? / Des gens observent d’autres gens. Le film met en évidence le partage entre ceux qui regardent et ceux qui font l’objet de ce regard. La voix interpelle : Regardez-vous ces gens qui, à leur tour, regardent d’autres gens ?
Atiat El Abnoudy (1939-2018) était une journaliste, avocate, actrice, productrice et réalisatrice égyptienne. Née dans un petit village du delta du Nil, elle est considérée aujourd’hui comme l’une des pionnières du cinéma arabe. Ses films sont une source d’inspiration pour de nombreuses femmes cinéastes qui luttent pour produire leur propre cinéma de façon indépendante. On l’a surnommée “la cinéaste des pauvres” en raison de l’attention particulière qu’elle porte aux luttes des Égyptien.ne.s ordinaires et des personnes démunies dans le monde arabe. Au cours de sa carrière, El Abnoudi a reçu plus de 30 prix internationaux pour ses 22 films, dont trois pour Cheval de boue, sorti en 1971.
Entretien
Qu’est-ce qu’Atiat El Abnoudi et ses films ont rendu possible aujourd’hui ?
une conversation
Nour El SafouryAlia Ayman