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Jamii ya sinema.club a été initié au cours d’une série de rencontres informelles, de projections et de discussions que nous avons organisées en ligne ces derniers mois pour faire face aux impossibilités (de voyage, de rassemblements, etc) liées à la pandémie. Le 3 mai 2022, Jacopo Rasmi a présenté une conférence consacrée aux plateformes-ombre et aux publications conviviales à un groupe constitué des participant.e.s des Ateliers Picha à Lubumbashi et d’un cercle élargi d’artistes, de cinéastes et de curieux.euses disséminé.e.s sur plusieurs continents. Ce texte a pris forme à la suite de cette rencontre.
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I.
« The name of this place is Cineland ! »
(Ahmad Akbar)
J’ai découvert Akbar in Cineland (1969) avant qu’on se rencontre, sans connaitre point son réalisateur (Jean-Marie Bénard), principalement à cause de ma confiance amicale dans une plateforme qui s’appelle Dérives (dont je suis volontiers le mode d’emploi renfermé dans le titre) 1. Ce qui m’a touché dans ce film parmi les nombreux que je visionne à moitié ou intégralement au cours de mes errances numériques, ce n’était pas seulement l’énergie brute de sa réalisation dans un contexte d’étude ni l’urgence provocatrice et lucide des mots d’Akbar. En y repensant, je me rends compte surtout de la résonance qui s’opérait dans ma tête entre ces images et d’autres images, vues et revues. Celles des réalisations les plus expérimentales du cinéaste et poète italien Pier Paolo Pasolini que sont souvent répertoriées sous le nom de « ciclo degli appunti » 2. « Appunti » en italien signifie « notes ». Les films en question inventent une création cinématographique sous forme de carnet de notes où le cinéaste déplie des réflexions et des hypothèses pour un travail à venir pendant une sorte de repérage filmé. L’œuvre devient donc le lieu où est décrite une réalisation future et conditionnelle, qui doit demeurer (en) puissance. Dans cette série, il y a même un long-métrage tourné à la frontière du Congo, en Ouganda et Tanzanie, qui demeure pour moi un film assez troublant et intrigant : Appunti per un’orestiade africana (1970)3.
Le court-métrage de Jean-Marie Bénard peut être vu, lui aussi, comme un carnet de notes audiovisuel où s’inscrit au fil du monologue d’Akbar le désir (magnétique, fuyant) de ce qu’il nomme « Cineland ». Son protagoniste sait que d’autres cinémas (black, en l’occurrence) ne pourront pas avoir lieu au sein de l’infrastructure (blanche) de l’industrie hollywoodienne : cet écosystème productif a été façonné par des intérêts et des usages incompatibles avec les aspirations politiques et artistiques des afrodescendants qu’il représente. Des aspirations « décoloniales », pour employer un terme d’aujourd’hui. Uniquement en sortant de cet environnement (on pourrait aussi dire « media »), en disposant d’un milieu de production différent, d’autres œuvres pourront être réalisées.
Voici donc le rêve de Cineland, qui s’ébauche plan après plan dans le film. Ce rêve dit : arrêtons de croire qu’on pourra trouver notre place dans les milieux institués qui nous dominent, d’espérer qu’en leur sein nous allons pouvoir faire autre chose que ce pour quoi ils ont été programmés. J’écris en révisant les mots durs et limpides de la Leçon de Bruxelles d’Olivier Marboeuf (où il est question aussi de la mémoire coloniale congolaise…) et en me laissant ventriloquer par son propos :
« Pour moi, dès lors qu’on est parvenu à se défaire de tout désir pour des lieux et des mondes toxiques, où on est parvenu à réorienter notre désir vers d’autres lieux et on a cessé — et là je parle des personnes minoritaires — de vouloir être le papier peint de la diversité pour ces lieux — il est clair que notre énergie doit être investie dans le fait de construire d’autres formes de lieux dont nous maîtrisons collectivement les conditions. » 4
Donc ce rêve dit : afin de produire d’autres œuvres (récits, imaginaires, expériences), il nous faut sortir des milieux donnés dans le but de bricoler et entretenir d’autres infrastructures qui les rendent possibles. Ce rêve n’a pas été pleinement exaucé, bien qu’il n’ait cessé de s’incarner dans de multiples aventures de création et diffusion alternatives (de la guérilla TV aux clubs de cinéma amateur, en passant par les radios pirates).
II.
« Que faire dans des espaces dont on ne maîtrise en rien le métabolisme ? »
(Olivier Marboeuf)
La diffusion, précisément : de cela j’ai voulu vous parler par écrans interposés, de la diffusion à l’heure du numérique. Les déclarations provocatrices d’Akbar m’accompagnaient aussi : « I don’t want to make anything, just sit down and look to all the movies ». Lors de notre rencontre, j’ai repensé à Akbar in Cineland et j’ai voulu vous le montrer en parlant de quelque chose apparemment très éloigné (les plateformes). Mais je ne pensais pas aux plateformes mass-médiatiques comme Amazon Prime ou Netflix, comme vous avez vu. À quoi bon aspirer d’en être ? Je pensais plutôt à d’autres dispositifs de publication qui représentaient à mes yeux des fragments de cette Cineland qui reste à composer tout en n’ayant jamais arrêté d’advenir.
J’ai résumé les histoires de quelques plateformes pionnières comme Dérives ou UbuWeb5, en en laissant entre parenthèses d’autres (celles d’Open DDB, Les mains gauches ou Les archives numériques du cinéma algérien…) que chacun ira explorer directement. Et je les ai appelées, en vous les présentant, des « plateformes-ombre » (shadow platform) pour désigner leur fonctionnement singulier à la frontière du public et du privé, du légal et du pirate, du formel et de l’informel, du numérique et du présentiel… Ce nom désignait des infrastructures au périmètre peu saisissable bien que parfaitement opérationnel.
Parfois elles sont nées par le désir solitaire d’une seule personne, comme en ce qui concerne les deux exemples relatés, mais même dans ces cas l’initiative personnelle s’est rapidement appuyée sur une trame de rapports et d’échanges. Le fonctionnement de chacun de ces dispositifs nécessite la mise en place et à jour de ce que Brian Massumi et Erin Manning appellent des « techniques de relation » : ainsi, chacune de ces plateformes constitue avant tout une « plateforme de relation », alors que les plateformes marchandes tendent à produire une consommation d’images individualisée grâce à leurs systèmes de profilage, d’automatisation et de livraison à la demande.
Devant une carte de l’Afrique accrochée au mur et à peine visible, Akbar imaginait de relier les peuples d’origine africaine des deux rives de l’Atlantique par « a visual bridge between black people ». En compagnie de ses camarades, il allait fabriquer un circuit indépendant de production et de distribution croisées capable de créer du lien par le travail des images, comme autrefois le cinéaste soviétique Dziga Vertov avait l’ambition « d’établir la liaison de classe visuelle et auditive entre les prolétaires » à travers l’infrastructure de son « ciné-œil » qu’il n’hésitait pas à définir une « plate-forme de déchiffrement » 6. Votre groupe peut constituer lui aussi une plateforme-pont qui relie plutôt que diviser des lieux et des personnes par des écrans et des images. Jamii ya sinema.club existe, il bricole les moyens et les espaces qui lui permettront d’exister davantage et autrement, son existence prend la forme que lui suggère chaque évènement où il aura lieu.
III.
« Seeds of screened potential sown in nonsilicon soil »
(Brian Massumi)
Avant d’indiquer dans le jargon contemporain une infrastructure de distribution (numérique, mais aussi plus en général logistique), le terme « plateforme » désignait selon un usage d’origine anglophone un programme politique : « Ensemble des idées essentielles, des objectifs, des revendications d’un parti, d’un syndicat, d’un groupe » 7. Au bout du compte, on pourrait dire que toute infrastructure logistique équivaut tacitement à un modèle politique qui en configurant la circulation et la communication dispose une certaine manière d’être ensemble. Malgré son apparente neutralité, ce qui est éminemment politique n’est pas le contenu, mais le récipient (container) ou le véhicule — comme nous le suggère la théoricienne féministe Zoé Sofoulis8.
Si on observe les plateformes-ombre que nous avons mentionnées tout en imaginant d’autres dispositifs à venir, quelle trame de principes et de tactiques les caractériserait ? Quelle plateforme pour nos plateformes ? Je note ici une série non hiérarchique de coordonnées qui pourraient soutenir les aspirations à fabriquer un milieu alternatif de création et de diffusion d’images…
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Que faire si on n’a pas accès aux médias hégémoniques ? Les plateformes-ombre savent qu’il y a trois moyens pour combattre le fonctionnement des infrastructures (médias) qui dominent et agencent notre sensibilité et nos réflexions : soit les saboter et en empêcher le travail ; soit s’infiltrer et détourner en hackers et depuis l’intérieur les messages et les formes qu’elles véhiculent ; soit construire des écosystèmes alternatifs en dehors de celles-ci. Le choix de la troisième option caractérise l’ambition de ces plateformes.
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Les plateformes-ombre connaissent les limites de l’individualisation de la publication numérique à une époque où tout un chacun peut se transformer en « producteur de contenus » grâce à son profil Facebook, sa chaine YouTube ou son blog. Difficilement une attention quelconque guidée par la recommandation algorithmique extrait ces publications personnelles de leur solitude. Dans notre contexte historique, l’enjeu fondamental n’est pas simplement celui d’avoir les moyens de produire des créations culturelles, mais de trouver et engager des publics pour elles (différemment des logiques qui régissent le capitalisme attentionnel contemporain). L’activité éditoriale de sélection, agrégation et présentation menée par les plateformes-ombre constitue des espaces partagés de visibilité : ici se produit une valorisation augmentée-car-mutualisée où chaque création résonne avec et renvoie à d’autres créations alliées. Ainsi se constitue une communauté esthétique et politique.
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À ce propos, les plateformes-ombre refusent un design addictif et persuasif qui caractérise la capture de l’attention au sein des médias numériques capitalistes dont le but est de retenir l’internaute le plus longtemps possible pour gagner le plus d’argent possible. Chez elles, il n’y a pas de likes, de recommandations ou d’enchainement automatique. Elles optent pour un design simple et ouvert qui laisse aux publics la possibilité d’explorer, sélectionner et découvrir les documents archivés. Ces espaces invitent à ralentir l’attention en dehors de son accélération pilotée que nous expérimentons au quotidien, à suivre le rythme singulier de chaque curiosité (mot qui descend du latin « cura », à savoir « soin » / « sollicitude »).
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Les plateformes-ombre pensent et produisent une valorisation des images irréductible aux mécanismes commerciaux basés sur la vente et l’appropriation de produits ou services. Elles expérimentent des alter-économies basées sur le don et l’entraide, où le principe d’usage et de circulation prime sur celui de propriété. Cela ne signifie pas que ces plateformes vampirisent la création sans être capables de la nourrir. Une rémunération pour les cinéastes peut découler d’un système direct — comme celui basé sur les licences Creative Commons chez Open DDB — ou bien par la mobilisation de contextes de diffusion formels découvrant les films mis à disposition sur de telles plateformes. C’est le cas du cinéaste militant grec Photos Lambrinos qui n’a été projeté en France que grâce à son apparition sur Dérives 9, ou du pionnier de l’expérimental étasunien Stan Brakhage dont les bobines ont atterri au Brésil après les visionnages sur UbuWeb 10.
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Les plateformes-ombre rendent indiscernable la frontière entre amateur et professionnel : le travail de programmation tout comme les créations partagées n’appartiennent pas nécessairement à des contextes autorisés (officiels, diplômés et structurés). En même temps, cela ne s’apparente pas aux modalités de fonctionnement d’un outil comme YouTube qui accueille (presque) toute forme de contenu venant de ses usager.es. En effet, derrière chaque plateforme-ombre il y a un projet éditorial qui définit des critères de sélection et d’agrégation à partir d’un mélange d’expertise, de confiance et de passion.
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Les plateformes-ombre exploitent les capacités de l’infrastructure numérique d’élargir l’accessibilité des œuvres, notamment de celles (présentes et passés) qui sont exclues des systèmes de diffusion dominants, car incompatibles avec leurs formats et objectifs. En même temps, elles sont conscientes que l’accès potentiel aux films ne correspond pas à leur expérience sociale. Lorsqu’on parle d’expérience, on entend : une découverte qui nous marque (faire expérience) et une capacité à rencontrer certains films basés sur un contexte et un apprentissage (avoir expérience). Et, comme l’affirme Andrew Lampert depuis l’Anthology Film Archive, le cinéma est « une expérience collective », il concerne « l’expérience du même temps et même espace ». Les plateformes-ombre tentent de conjuguer les opportunités d’accès avec une prolifération de situations où il est possible de voir et apprendre à voir ensemble des films insolites et émancipateurs. Confrontées à des époques et des territoires où les salles traditionnelles sont en difficulté (voire sont disparues), elles ressuscitent, encouragent et multiplient les visionnages collectifs selon une dynamique éphémère, impure et itinérante. En ce sens, ces plateformes opèrent des métaprogrammations numériques qui attendent l’appropriation d’innombrables programmations situées.
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Les plateformes-ombre s’emparent des outils techniques mis à disposition par la grande industrie (aujourd’hui comme hier : du Compact Disc au Mp4, de la VHS au scanner) et les retournent contre ses profits et ses canons esthétiques. Alors que pour l’industrie ces outils (plus légers, reproductibles, économiques…) représentent une extension des frontières de la marchandise et de la clientèle, pour nos plateformes ils sont une occasion d’émancipation, de partage et de détournement.
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Les plateformes-ombre constituent des espaces d’étude indépendant des lieux et des projets d’éducation institutionnels. Elles proposent moins des objets de consommation ou de loisir immédiats, que des objets d’expérimentation et d’enquête. Pour cette raison, elles ne se limitent pas uniquement à mettre en ligne des programmes de films, mais partagent aussi des documents (des textes, des entretiens, des audios…) qui accompagnent ces films en tant qu’outils d’interprétation et compréhension. Ce sont autant des espaces pour regarder, que pour lire, écouter et étudier. Ces espaces d’études ne croient pas à l’Histoire des arts et explorent des « histoires parallèles » faites de noms, d’images et de groupes méconnus. En anglais on appelle « shadow libraries » ces répertoires informels qui permettent de se former à côté du périmètre institutionnel et légal.
À mon arrivée dans l’institution universitaire où je me retrouve actuellement, on m’a assigné un bureau partagé avec d’autres collègues : j’y ai eu droit à une large table en métal et une chaise à côté de la fenêtre. Mais l’espace sur et sous cette table était tellement encombré par des cartons que difficilement j’aurais pu étaler mes feuilles et étirer mes jambes. À l’intérieur de chacun de ces cartons, il y avait plusieurs dizaines de DVD pirates où avait été copié un morceau significatif de l’histoire du cinéma et des arts audiovisuels (de Chantal Akerman à John Cassavetes). Quelqu’un qui m’avait précédé dans les cours de « Théorie de l’image en mouvement » au sein du même département d’Arts avait constitué une sorte de vidéothèque officieuse pour travailler avec ses étudiant.e.s. Celle-ci peut être considérée elle aussi comme une plateforme-ombre. Ce sont ce genre d’archives qui ont alimenté des archives comme UbuWeb ou Dérives où aujourd’hui j’envoie fouiller mes étudiant.es dépourvus de lecteurs de disques. Après-demain iels iront peut-être regarder les films mis à disposition par le Jamii sia sinema.club, et décideront même de les montrer publiquement lors d’une des projections du collectif de visionnage Murmures qui est né entre nos murs.
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Le film est en accès libre sur Dérives: derives.tv/akbar-in-cineland (tout le long du texte je tâcherai de ne citer que des ressources numériques non payantes) ↩
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Quelques réflexions (« Les appunti de Pasolini ou la poésie de l’inachevé ») à propos de ce cycle sont disponibles en ligne à l’adresse suivant : centrepompidou.fr/en/magazine/article/les-appunti-de-pasolini-ou-la-poesie-de-linacheve ↩
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Toujours sur Dérives vous trouverez certains des films de cette série pasolinienne: derives.tv/constellation/pasolini ↩
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Le texte de 2020 est lisible sur le site personnel de l’auteur: oliviermarboeuf.files.wordpress.com/2021/03/la_lecon_de_bruxelles_end-1.pdf ↩
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On peut retrouver en ligne quelques éléments de l’histoire d’UbuWeb grâce à la revue Multitudes (multitudes.net/le-manifeste-polemique-dubuweb) et de Dérives grâce à La furia umana (lafuriaumana.it/index.php/76-lfu-42/1073-david-yon-jeremy-gravayat-et-jacopo-rasmi-qu-est-ce-qu-on-fabrique-collectivement-avec-le-cinema-quand-on-est-cineaste-conversation-autour-de-derives-tv) ↩
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Ici vous trouverez un aperçu de ces célèbres manifestes avant-gardistes : revuemanifeste.free.fr/numeroun/manifestedv.html ↩
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Selon la définition du C.N.R.T.L.: cnrtl.fr/definition/plate-forme ↩
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Je renvoie à son essai « Container Technologies » (2000) en libre accès : researchgate.net/publication/227700296_Container_Technologies ↩
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C’est ici: derives.tv/constellation/lambrinos ↩
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C’est-à-dire ici : ubu.com/film/brakhage.html ↩