Le film s’ouvre sur une vaste étendue, sur la poussière qui vole, soulevée par le vent. On aperçoit quelques montagnes basses à l’horizon. Roll camera, lance le réalisateur. Le film commence. Plan américain sur Ahmad Akbar, mains dans les poches. Il fait froid. Akbar commence sa longue tirade, acharné, accompagné de la mélodie d’une flûte qui devient une seconde voix, répond à Akbar, anticipe ses paroles, leur confère une dimension collective: Le nom de cet endroit, c’est Cineland. Là on va accrocher notre drapeau noir… Rouge, noir et vert. Rouge pour le sang, noir pour les armes et vert pour la terre. Nous sommes à Cineland. Akbar désigne la salle de montage, le plateau de prise de son. Il décrit les infrastructures et les studios à venir. Mais maintenant les lieux sont déserts et précaires. Ils ne sont habités que par M. Parson, un fermier, et ses vaches. Nous ne sommes pas loin de Los Angeles. Le vent se mêle au son de la flûte, à la voix d’Akbar qui raconte le devenir de ces espaces et invoque le futur. Akbar serre ses mains dans ses poches, il a froid. Hollywood est juste derrière la montagne. Donc ici on va construire un nouvel Hollywood. Seulement pour des personnes noires. Nous, cinéastes, nous croyons au séparatisme, mais égalitaire. Les blancs ne nous laissent pas nous intégrer dans leur machine… Cineland est cet espace qui bientôt accueillera les cinéastes Noirs, les frères qu’Hollywood continue de refuser et d’exclure. Il est important dans ce moment de l’histoire que les films soient faits par le peuple et pour le peuple, et si ce n’est pas pour le peuple, les films ne servent à rien. Akbar vient de l’Ohio, où vivent les prolétaires, les travailleurs comme son grand-père, son père, et lui, c’est pour cela qu’il a dû partir. Maintenant, il est à Cineland, et les contours de cette utopie s’étendent jusqu’au continent africain. Le désir incandescent d’Akbar de créer des moyens de production qui soient réellement autonomes, pour que le cinéma puisse donner corps au peuple Noir, à un projet véritablement panafricain, se transforme en un appel lancinant porté par la mélodie de la flûte. Le film devient projection d’un rêve, préfiguration d’une vision reprise, déjà réalisée en partie par quelques-uns, mais qui reste encore à accomplir pleinement, collectivement. Alors de quoi tu veux parler? Il ne reste que quelques minutes de pellicule, Akbar joue maintenant lui-même de la flute, dit qu’il est un escroc: Je volerai tout l’argent des blancs pour le rendre au peuple Noir. Mais que mes nuits auront été froides!
Akbar in Cineland
Jean-Marie Bénard1969 · 30 min
Jean-Marie Bénard est né en 1947 à Paris. Entre 1967 et 1971, il effectue des études de cinéma à l’Université de Californie, Los Angeles (UCLA). Akbar in Cineland a été réalisé en 1969 comme un projet de milieu d’étude (projet 2) avec comme protagoniste Ahmad Akbar, un ami et camarade d’université. Jean-Marie Bénard et Ahmad Akbar avaient déjà travaillé ensemble sur le premier film du cinéaste français, The Desert Between Two Streets, une évocation libre de la vie d’Arthur Rimbaud, qui est malheureusement définitivement perdu aujourd’hui. Akbar in Cineland part de l’intuition de Bénard que le rêve de Ahmad doit être fixé en images et en sons; le film est ainsi réalisé à la place d’un projet de fiction déjà élaborée. Akbar in Cineland est arrivé jusqu’à nous grâce au soin d’un ami défunt, le cinéaste colombien Luis Ospina, qui a conservé la copie 16mm.
Essai
On n’a pas cessé d’inventer Cineland
Notes pour jamii ya sinema.club
Jacopo Rasmi