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Écran public

L’Éveil

Selma Baccar
1967 · 9 min

Le vent souffle, caressant les cheveux de Zohra, la jeune protagoniste, assise pensivement au bord de la mer. Abruptement, le plan suivant montre des jeunes gens en discussion qui s’apprêtent à quitter les portes du lycée, la désinvolture de leurs gestes et de leurs mouvements. Quand Zohra obtient son baccalauréat et exprime le désir de poursuivre ses études à l’université, une altercation violente éclate avec son père. Convaincue de ses propres choix, elle n’a pas d’autre issue que de rompre et quitter la maison familiale. Le film retrace sa trajectoire en plusieurs épisodes. La caméra devient complice, enregistre les sourires partagés avec une amie chez qui elle trouve d’abord refuge et la bienveillance entre les deux jeunes femmes. Forcée à trouver un emploi pour subvenir à ses besoins, Zohra est exposée aux regards désapprobateurs de la société, aux harcèlements des hommes du quartier et de son patron. L’éveil prend la forme d’un songe, les yeux grands ouverts face à l’étendue d’une mer agitée, pour explorer l’intériorité d’une jeune femme à Tunis à la fin des années 1960, cheveux au vent, à contre-courant, en soulignant avec délicatesse sa détermination et les actes qui la mènent à la liberté.

Avec L’éveil, cette séance propose de mettre en évidence le rôle des clubs de cinéma en Tunisie, d’où émerge une nouvelle génération de cinéastes au seuil des années 1970. Au sein de l’Association des Jeunes Cinéastes Tunisiens, qui deviendra au milieu des années 1960 la Fédération Tunisienne des Cinéastes Amateurs (FTCA), un groupe de jeunes femmes du club d’Hammam-Lif, dont fait partie Selma Baccar, sont actives. Elles s’emparent de la caméra et réalisent leurs premiers films.

Fragment d’un entretien avec Selma Baccar

Selma Baccar

Kélibia, août 2017


– Ah! c’est la mire du cinéma !
C’est la Lilly qui sert au calibrage.

Pourquoi le cinéma ?
C’est un clin d’œil à nous, et pour nous, les cinéastes. Aucune fille de cette époque n’utilisait cela – si elle n’était pas cinéaste. Vous savez de quoi je parle ?

Ce n’est pas quelque chose qui a un rapport direct avec le personnage, c’est quelque chose qui a un rapport direct avec moi, en tant que cinéaste. C’est une identité… j’affirme mon identité de cinéaste. Le personnage utilise la mire comme un petit tableau abstrait, mais en fait, c’est bien la mire du cinéma utilisée pour fournir une référence de couleur, de contraste au laboratoire.
C’est bien un détail qui a une relation avec moi-même, en tant qu’auteure, et non pas avec le personnage de la jeune fille, qui n’est pas décrite en tant que cinéaste en herbe, ou autre…
Mais qui sait, peut-être que derrière le personnage, il y a moi, il y a l’auteure.

C’est un clin d’œil de l’auteure qui dit, à travers le personnage même: je suis cinéaste, j’aime le cinéma, et je m’en fous de vous !
Et je commence ma vie librement !
[rires]

J’ai oublié que j’avais fait cela!

[…]

J’ai rencontré le cinéma amateur tunisien dans le club d’Hammam-Lif. Là, j’ai découvert l’autre cinéma, le cinéma russe. Parallèlement à ces films russes qu’on regardait, on a commencé la réalisation de nos propres films.

Nous, exceptionnellement, on était un groupe de jeunes filles, cinq, six, sept jeunes filles parmi les jeunes hommes du club d’Hammam-Lif. Je dis bien très exceptionnellement, car il y avait près d’une vingtaine de clubs de la Fédération tunisienne des cinéastes amateurs, et Hammam-Lif était le seul club, où il y avait des éléments féminins !

Et donc, moi, je dis toujours: les esclaves se sont révoltées; et elles se sont dites, pourquoi continuer à aider nos amis garçons à faire leurs films ?
Nous allons faire nos films nous aussi.

Et c’est comme cela que Rejet Mabrouj, qui aujourd’hui a malheureusement disparu de la scène cinématographique, a fait son premier film en tant que réalisatrice. Le film était intitulé Crépuscule. Je n’ai pas pu y participer, car j’ai dû repartir en Suisse à cause de mes études. Mais l’année suivante, avec Sardè Leila, nous avons écrit ensemble le scénario de L’éveil sur un petit cahier d’écolier bleu. Je m’en rappelle, et j’espère qu’un jour je finirai par le retrouver… Il est là, caché quelque part.

Nous avons donc travaillé avec une équipe entièrement féminine. Les garçons étaient juste là pour porter les projecteurs, rafistoler un câble au besoin.
[rires]

———

Kélibia, août 2017

Fragment d’un entretien avec Selma Baccar
Maria Iorio et Raphaël Cuomo

Écran public