« Malaya » nomme explicitement le nom injurieux qui désigne une jeune femme qui se prostitue, une réalité pour de nombreuses jeunes femmes faisant face à l’extrême précarité matérielle en République Démocratique du Congo. La cinéaste réfère à une croyance africaine qui voit l’une des grandes violences de la prostitution dans l’impossibilité pour une jeune femme de se libérer de l’envoutement des hommes qui l’ont possédée. Car ce jeune corps frêle, que la caméra dévoile lentement en commençant par la pointe de ses pieds chaussés de hauts talons étincelants, paraît livré aux spectateurs qui seraient tentés de la scruter de façon impudique. Pourtant son regard déterminé surprend, interpelle et défie les voyeurs, retournant leur regard de façon médusante. Le visage disparaît sous le fard, deviens un masque impassible, et cette mascarade excessive fait basculer Malaya (2010) dans un autre registre. L’aspect carnavalesque et incongru de la situation se révèle encore quand la protagoniste échange un dernier coup d’œil interrogateur, complice et sororal, avec la cinéaste derrière la caméra, dans un espace qu’on devine domestique, familier. Cette vidéo brève et fulgurante se joue des représentations sociales aussi bien que de la perception, en mettant en scène le regard lui-même.
Exposition
Cabane B*
Mühledorfstrasse 18
3018 Bern, CH
(Bahnhof Bümpliz Nord)
Opening 24 mai 2024, 18:00
Ouverture le 25 mai 2024
de 10:30-17:30
a liberated space
avec des films de Cindy Bannani, Nicolle Bussien, Beatrice Gibson, Inès Girihirwe, Carole Maloba présentés dans une situation de cinéma proposée par Maria Iorio / Raphaël Cuomo
L’éveil (Selma Baccar, 1967) présente, en une remémoration songeuse, la détermination d’une jeune femme à Tunis et les actes qui la mènent à la liberté. Après avoir rompu avec sa famille et les attentes d’une société patriarcale et violente, elle accroche au mur de son nouvel intérieur, comme pour mieux l’habiter et se l’approprier, une image. On pourrait penser qu’il s’agit d’un tableau abstrait, mais à y regarder de plus près, il ne s’agit pas de cela. Elle accroche une mire utilisée alors au cinéma pour fournir une référence de couleur et de contraste au laboratoire. Cette image n’est pas tant faite pour la contemplation que pour l’œil de la caméra, reflétant sa présence complice dans l’espace domestique, transformé en un lieu de création pour l’équipe du film composée de jeunes femmes. Le film devient, à travers les gestes performatifs et le processus collectif, un lieu d’affirmation pour les cinéastes amateures, un site d’émergence de nouvelles subjectivités, un espace libéré.
Cette allusion à ce rare film, qui donne une occasion de porter un regard rétrospectif aux débuts du programme de jamii ya sinema.club, permet de rappeler l’importance des clubs de cinéma en Tunisie pour l’émergence d’une nouvelle génération de cinéphiles et de cinéastes au seuil des années 1970, en particulier pour les quelques femmes qui s’emparent de la caméra et réalisent leurs premiers films en Afrique du Nord. Cette allusion souligne également la potentialité d’une approche amateure privilégiant les moyens légers, les configurations de travail non-hiérarchiques, qui offrent ainsi la liberté de produire soi-même ses propres images – comme le met en évidence le programme voci del cinema (amatoriale) femminista dans un autre contexte géographique.
Dans un autre temps, avec à chaque fois d’autres échos et résonances spécifiques, les films qui constituent ce programme interviennent au cœur de la vie quotidienne contemporaine, domestiquée, faite d’interruptions, marquée par diverses divisions et séparations. Revendiquant ou prolongeant des stratégies amateures – « for the love of the thing »: l’amour, la passion est la force qui impulse ces films – ils introduisent eux aussi une caméra complice dans des espaces familiers ou intimes, les transformant pour briser le cercle de la reproduction sociale et sa violence. Proches des corps et à l’écoute des voix, les films créent de nouveaux espaces libérés, des lieux d’hospitalité, des interstices pour la production d’une parole libre et de nouveaux imaginaires, ou encore pour l’expérimentation de nouvelles relations collectives.
Comme une extension de l’exposition, Grandee Dorji présentera son film Le Repas (2024 · 43min). La projection du film se prolonge et devient performance en prenant la forme d’un repas préparé par l’artiste. La convivialité sort du registre symbolique et devient expérience réelle, à travers cet acte d’hospitalité et de générosité.
La vendeuse d’oranges – 01
2020 · 14 min
La vidéo est la première pièce d’une série en cours intitulée Les vendeuses d’oranges. Comme le titre l’indique, cette série fait allusion à un des sujets favoris des peintres orientalistes européens – des hommes pour la plupart – qui ont fabulé un « Orient » mythique, dans un contexte d’occupation militaire et d’expansion coloniale. Dans les deux vidéos, on peut entendre des voix qui semblent parfois décrire l’image qui se déroule devant nous, mais certaines descriptions nous échappent. Les scènes représentées dans les peintures ont été transposées dans un contexte intime, sur le seuil entre le privé et le public. La caméra révèle discrètement une chambre d’adolescente, une cage d’escalier, les détails urbains d’une banlieue française. La jeune femme qui apparaît à l’image se plaint de la pose artificielle qui lui est imposée, s’ennuie, écoute de la musique. Elle parle, interroge à la fois les peintures historiques qui donnent forme à cet exercice, mais aussi la mise en scène de l’artiste qui tente de filmer cette situation. Ses paroles sont encore accompagnées par les voix de deux narratrices hors-champ, Sarah Belhadi et Rim Battal, qui commentent et critiquent, elles aussi, les représentations picturales originales en soulignant leur impossible identification aux modèles et la fausseté des situations visualisées par les peintres sur un mode pseudo-documentaire.
La série Les vendeuses d’oranges brise le cadre de ces visions picturales révolues pour affronter les hantises de l’imaginaire colonial qui continue à alimenter les stéréotypes stigmatisant les jeunes femmes d’origine maghrébine en France et en Europe. En créant un moment collectif de questionnement en actes, l’artiste ouvre un espace de sujectivation d’où peuvent émerger de nouveaux récits et de nouvelles images, dont l’enjeu est aussi bien esthétique que politique.
La vendeuse d’oranges – 01 et La vendeuse d’oranges – 02, seconde réalisation de la série Les vendeuses d’oranges, sont visibles en parallèle à l’exposition dans la section Écran public de jamiiyasinema.club.
Dear Barbara, Bette, Nina
2020 · min
Dear Barbara, Bette, Nina, (2021) a été commissionné dans le cadre d’un projet : Las Cartas Que no Fueron Tambien Son, du festival du film Punto de Vista, dans lequel les commissaires Garbiñe Ortega et Matías Piñeiro ont demandé à plusieurs cinéastes de produire une lettre à un cinéaste qu’iels admiraient. Pour Las Cartas Que no Fueron Tambien Son – The Letters that weren’t and also are – Beatrice Gibson a écrit une lettre d’amour à trois cinéastes: Barbara Loden, Nina Menkes et Bette Gordon, des femmes qui l’ont profondément influencée par leur voix et leur personnalité ces dernières années.
“When I make work, I make it with a crowd of voices in my head – Quand je fais un travail, je le fais avec une foule de voix dans ma tête…” : une voix off réflexive, à la fois intime et distante, nous entraîne dans un espace complexe, qui prend consistance avec les vibrations de la lumière, les trajectoires des enfants et le rythme de leurs courses dans un parc, ou encore le maniement d’un téléphone mobile qui sert peut-être d’objet de lecture ou de prise de notes et suggère les extensions digitales de nos vies contemporaines. La réflexion aborde les relations qui nous forment et qui nous traversent ; les enjeux d’un féminisme qui refuse de se fonder sur une idéologie de l’accomplissement individuel; les interruptions et la domestication de la vie quotidienne contemporaine. Il ne s’agit pas seulement de suggérer une généalogie artistique, mais bien d’affirmer le refus de considérer le domestique comme fabrique du personnel, de dire à quel point celui-ci est traversé par le collectif, peut devenir un espace de lutte et de création. Cette foule de voix amies qui peuplent les jours deviennent ainsi les compagnes d’une attitude de refus et de résistance.
Breaking Ground
2020 · 13 min
Des sons résonnent dans l’obscurité, les chiens hurlent au loin. On entend le rythme des criquets quand Anna se lève au milieu de la nuit pour prendre soin de son enfant qui pleure. A travers les rideaux, elle observe ses voisines qui semblent rentrer d’une fête. Elle leur demande de faire moins de bruit.
Le matin, Anna, devant le miroir, observe son reflet, son visage rougi par des marques de coups. Elle porte une perruque à la chevelure lisse. Dans la cuisine, son mari ordonne, commande, impose son autorité brutale. Anna devient bientôt impassible. Le thé frémit, entre en ébullition soudainement – comme l’âme d’Anna. Elle s’enfuit et rejoint ses voisines. Les femmes accueillent doucement Anna, des rires s’élèvent. Le groupe se reposent, fument, parlent de littérature. Une communauté joyeuse se forme autour d’un poème:
“Ta couronne / est à l’intérieur de ta tête. / Continue à marcher sur le juste chemin. / Pas besoin de courber le genou / Reste dans la trajectoire / Qui est la tienne. / La liberté est notre clé. / Tu es une reine. / Il est temps que tu le découvres. / Ils t’ont fait comprendre qui tu étais. / Ils ont prétendu que tu étais un monstre. / Ils ont essayé de te rendre malade / De toi-même. / Mais quand même / Tu t’es relevée. / Ne t’excuse pas. / Tu veux avoir ton mot à dire / Tu es un monstre ? / Qui choisit sa propre voie / Tu es un monstre ? / Oui…”
Comment s’affranchir des structures patriarcales, aliénantes, oppressantes? Breaking Ground (2020) suggère que l’invention de formes de solidarité entre femmes, la puissance de l’art, mais aussi les petits gestes qui transforment et défont les attentes de la société, permettent de conquérir la liberté. Anna, devant le miroir, retire sa perruque à la chevelure lisse.
Act privileged
2020 · 11 min
Certaines marques d’authentification permettent d’ouvrir des portes, mais simultanément, elles les ferment à d’autres. Ce qui signifie l’accès pour certains résulte dans l’exclusion d’autres personnes. À l’aide de stylos et de ruban adhésif, les protagonistes de Act privileged copient le tampon permettant l’entrée dans une boîte de nuit. À partir de ce tampon de club, ils discutent les analogies avec les marques officielles inscrites dans les passeports et, en dernier lieu, les vastes mécanismes de l’exclusion sociale. Cette conversation les mène également à échanger à propos de leurs expériences en matière de racisme et d’appartenance. Les protagonistes adoptent de façon autonome les stratégies subversives de la copie, gagnant ainsi un accès métaphorique.
Sortir, la nuit. Le dernier film du programme est tendu par un mouvement qui mène de l’espace intime vers l’existence publique et qui se confronte aux seuils et aux frontières structurant la vie sociale. Pour ces voix complices rassemblées autour d’un foyer de lumière, il ne s’agit pas seulement d’élaborer des moyens pour échapper aux mécanismes de contrôle, mais bien d’émerger de l’obscurité, de sortir de l’invisibilité et de libérer la parole pour une critique chorale et polyphonique des divisions et de la violence sociale – pour inventer ces ruses et ces tactiques qui permettent d’y résister de façon collective.
Cindy Bannani est diplômée de l’ÉSAD de Grenoble et de la HKB de Berne. Son travail sur la visibilité et la spécificité des histoires minoritaires a été impulsé par la nécessité de redécouvrir l’héritage d’une histoire familiale complexe. Sensible aux questions liées aux images et au language, qui sont souvent utilisées comme instruments de domination et d’assimilation, elle crée des espaces d’autonomisation où ceux-ci peuvent être réappropriés à des fins de résistance. Elle a obtenu la bourse des arts plastiques de Grenoble en 2019 pour sa recherche sur les origines et les glissements sémantiques du mot Beurette, depuis son énoncé initial en 1983 à aujourd’hui. Elle a récemment présenté « Les 35 et les 99 965 autres », sa première exposition institutionnelle solo au Magasin CNAC sous le commissariat de Céline Kopp, qui présentait le résultat de ses recherches sur la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983.
Nicolle Bussien est une artiste basée à Berne et à Zurich. Sa pratique artistique est marquée par son engagement dans les questions antiracistes, en particulier dans le contexte de la société (post-)migratoire en Suisse. Ses projets collaboratifs et multidisciplinaires remettent en question les structures de pouvoir hégémoniques de la société et leur représentation. Son travail a fait l’objet d’expositions internationales, notamment au ZKM (Karlsruhe), à The Kitchen (New York City), au festival unframed (Berlin), etc. et dans divers espaces d’art en Suisse, par exemple au Kunsthaus Centre Pasquart (Bienne), au Kunstmuseum Solothurn et au Kunstraum Aarau.
Grandee Dorji, également connu sous le nom de Tianchang GU, est un artiste visuel, cinéaste et performeur né en 1996 à Canton, Chine, et basé à Lausanne. Il a obtenu un diplôme en Médiation Culturelle de l’IESA Paris en 2020 et en arts visuels à l’ECAL en 2023 et poursuit actuellement ses études la HEAD Genève. Ses pratiques artistiques se concentrent principalement sur le cinéma, la performance et l’écriture. Dorji a collaboré avec de nombreux chorégraphe et cinéastes en Chine, en Suisse et en France, notamment Lisbeth Bardin, Jérôme Bel, Marie-Caroline Hominal. Il a joué des rôles dans des films tels que This is a chicken coop (Ergao, 2016) et 2 (Iorio/Cuomo, 2024). Il a réalisé son film Le Repas (2023) et exposé notamment au C-A-L-M (2023) et à Bureaucracy Studies (2021).
Beatrice Gibson est une artiste et une réalisatrice basée au Royaume-Uni. Ses films sont connus pour leur nature expérimentale et émotive. Résolument féministes dans leur forme et leur contenu, ils explorent le personnel et le politique et s’inspirent de figures cultes de la littérature et de la poésie expérimentales, de Kathy Acker à Gertrude Stein. En fusionnant la fiction et le documentaire, et en liquéfiant les deux, ses films passent du registre autobiographie expérimentale aux thrillers nocturne et ils ont le pouvoir de faire de ses amies et de leurs influences les personnages emblématiques du travail et leurs co-créatrices. Ainsi les questions collaboratives et de reconnaissance sont au cœur de leurs préoccupations.
Girihirwe Inès est une réalisatrice qui vit et travaille à Kigali, au Rwanda. Elle a travaillé sur plusieurs projets cinématographiques et son court-métrage Breaking Ground (2020) a été projeté et récompensé dans plusieurs festivals à travers le monde, notamment au Festival International du Film de Seattle, au Festival international du court métrage de Sao Paulo et au Festival Cinématographique international de Zanzibar (Prix Sembene Ousmane). Elle travaille actuellement sur un nouveau projet de court-métrage et est également membre du 250 – Experiment Cine Club, un club de cinéma basé à Kigali, au Rwanda.
Maria Iorio et Raphaël Cuomo sont deux artistes et cinéastes. Privilégiant une pratique collaborative et de recherche à long terme, leurs projets récents s’intéressent aux mobilités globales passées et présentes et dévoilent les histoires enchevêtrées qui ont été façonnées par ces mouvements de vie, ces rencontres «post»/coloniales, ces formes et ces sons migrants. Leur travail intègre une approche curatoriale et revisite les historiographies du champ élargi des arts de l’image en mouvement et des “cinémas mineurs” – expérimentaux, amateurs, féministes, décoloniaux. Iorio/Cuomo ont présenté leur travail internationalement dans diverses expositions et festivals. Leur dernier film Chronicles of that time a reçu le Prix spécial du jury (compétition nationale) au Festival Visions du Réel en avril 2021. Iorio/Cuomo ont initié en 2022 le projet collectif jamii ya sinema.club, dont ils sont membres actifs et co-curateur.trice.s.
Carole Maloba est née en 1984 à Likasi (RDC). Elle a passé les 12 premières années de sa jeunesse dans la province orientale et à Kinshasa, la capitale de la RDC. Elle a initié son travail avec le film grâce à ses amis cinéastes, avec la coréalisation d’un film amateur intitulé Meli Melo. En 2012 elle commence un master en cinéma à l’Académie des beaux-arts de Kinshasa, RDC. Ses films documentaires ont été projetés dans plusieurs écoles soutenues par l’ONG Alba et ses œuvres présentées notamment au centre d’art Picha, à l’Institut français et à la maison Wallonie-Bruxelles à Lubumbashi, ainsi que dans différents festivals internationaux.